La peau de l’ours – Joy Sorman

Critique par Sibylline – Les catégories du vivant

Joy Sorman est une jeune écrivaine française à l’œuvre (déjà fournie) bien intéressante. Dans ses romans, elle soulève généralement des problématiques originales et les explore pour notre plus grand intérêt. Et puis, deuxième point, mais pas point secondaire, elle use pour ce faire, d’une écriture tout à fait remarquable par son harmonie et son efficacité. En raison de tout ceci, ses romans se sont souvent trouvés parmi les favoris pour des prix (ainsi celui-ci était-il dans la sélection du Goncourt 2014) et en ont obtenu un certain nombre.

« La peau de l’ours » affecte au départ, la forme d’un conte. On aurait envie de le lire à haute voix. Il dit la relation de tolérance méfiante qui, depuis les temps les plus anciens, règle le voisinage de l’homme et de l’ours. Il dit l’attirance secrète qui existe entre l’ours et la femme. (Ou du moins la suppose, parce que moi… je ne vois pas trop). Il dit ce qui arriva à la plus belle fille de ce village-là et dont naquit un monstre mi ours- mi homme. Les hommes ayant récupéré ce petit, ne purent accepter cette ambivalence et le cataloguèrent de façon définitive comme ours. Ainsi en fut-il et le lecteur lira à présent l’histoire d’un ours, guère différent des autres, tant par son aspect que par son parcours… si ce n’est que cette histoire nous est racontée par l’ours lui-même, ce qui suppose une intelligence et une lucidité qui ne sauraient être purement ursines.

Notre ami l’ours présentant, comme cela n’étonne guère, des prédispositions au dressage et même des dons originaux (sans que sa part de sauvagerie ait totalement disparu) fera une carrière d’ours de cirque, foire, zoos et tous spectacles envisageables, digne d’intéresser le lecteur. Joy Sorman s’appuie sur ce récit pour s’interroger sur la frontière (ici transgressée) entre l’homme et l’animal et également sur notre relation à l’animal. Elle nous apporte beaucoup de questions cruciales et des situations permettant une expérimentation de différentes réponses possibles. C’est très intéressant. Par exemple, notre héros est-il un ours, un humain, un monstre? Lui-même se voit semblable aux « monstres » de la parade de type « Freaks », mais il se trompe, et ce, quelle que soit l’entente entre eux, car, aussi difformes soient-ils, ils n’ont en eux aucune part d’animalité, tandis que lui, aussi animal soit-il, n’a en lui aucune difformité. Cet exemple pour vous montrer comment une hypothèse est confrontée à une péripétie du récit, de même pour les différents types de relations. Est-il utile de préciser qu’il n’y a, bien sûr, aucune mièvrerie dans l’approche. Nous n’avons évidemment pas un gentil nounours se plaignant de la méchanceté des hommes.

Ce roman est à rapprocher du travail d’Olivia Rosenthal dans « Que font les rennes après Noël? ». Et dans un précédent ouvrage, « Comme une bête », Joy Sorman s’intéressait déjà à « l’animal devenu viande et nourriture de l’homme », comme disait Mango.

Ce questionnement très intéressant à mon sens, est de plus porté par une écriture véritablement poignante. Certaines scènes vous marqueront, c’est certain. Le récit est court, il n’y a place pour aucun pathos, chaque mot est choisi avec soin et son pouvoir est entier.

A lire. Vraiment. Que ce soit un thème qui vous intéresse déjà ou que cela ne soit pas encore le cas.

Critique par Christw – Il faudra bien se poser la question

C’est un roman très atypique. Son prologue augure un conte fantastique et son déroulement évolue vers une autobiographie aventureuse presque réaliste, prenante et mélancolique, d’un être né d’une femme et d’un ours et soumis aux contraintes mercantiles de l’espèce humaine. Combattant dans l’arène puis bête de cirque, l’ursidé raconte sa vie malheureuse qui le ballottera même sur les océans. Après un superbe envol poétique dans les derniers chapitres, la légende s’éteint dans un épilogue laconique, un peu abrupt, où sont récapitulées les opérations prosaïques qui cèlent le sort ultime des animaux de zoo. Le trivial rattrape le prodige auquel on a su croire, mais les monstres n’ont pas toujours droit aux contes merveilleux…

Qui lira ce livre ne parcourra sans doute plus d’un œil réjoui les parcs animaliers, car donner parole et conscience à l’ours fait de lui le témoin idéal au tribunal des torts faits aux êtres dits inférieurs.

Le bon ours de Joy Sorman a des désirs et des émotions humains et, voilà le drame, il est entouré dans un cirque par des femmes qui l’ont adopté, ainsi la saisissante Madame Yucca, une géante à sa taille : « Madame Yucca désirait peut-être cette union, mais humain trop humain j’ai réprimé avec obstination mon désir mon instinct, refluant, renonçant — tous les élans de mon corps désormais circonscrits aux seuls numéros de cirque —, colonisé par les souvenirs d’une violence que je ne voulais ni lui transmettre ni lui infliger. La serrant contre moi dans l’obscurité embaumée et chaude de ma cage, je me suis vu homme entravé et animal empêché, bestialité perdue et évidence disparue, je me suis vu éloigné de ma vie, homme invisible et bête incertaine, je me suis vu bander en vain. »
Une transcendante et émouvante rencontre qui survient à la fin du récit portera à son paroxysme l’ambiguïté de l’être hybride, exploration inquiétante de la frontière entre humanité et bestialité.

Certains ont un avis réservé sur ce roman, dont Emmanuelle Caminade qui le trouve inabouti, avis qu’elle justifie d’ailleurs bien et qu’on peut comprendre, dans la mesure où l’auteure aurait pu aller plus loin avec ce thème magnifique, qui lui a été inspiré par « L’histoire d’un roi déchu » de Michel Pastoureau. Je me demande si certains n’ont pas été surpris, voire déçus, de ne pas rencontrer les aventures hors du commun que présageait le fruit légendaire de l’accouplement de la plus belle fille du village avec un ours prédateur sexuel, qui la retient captive dans une tanière à flanc de montagne. La destinée du monstre né de ce couple hors nature est finalement presque dérisoire et triste, même si le chemin qui l’y mène est quelquefois houleux. Toutefois, qu’il le raconte dans un livre m’a paru extraordinaire, et cela, soulignons-le d’abord, grâce à l’écriture somptueuse d’une vraie écrivaine, déjà remarquée avec « Comme une bête », car combien d’indulgences ne concédera-t-on pas à un scénario pour se l’entendre raconter avec une si belle musique, une si éloquente parole, à côté de tant de misérable bafouille?

Et si le pacte fabuleux conclu avec Joy Sorman, celui d’accepter de croire que la peau de l’ours recèle un esprit humain, si ce pacte persistait… Comment recevoir, désormais, la prunelle de l’ours qui nous observe de la fosse?

Antoine
Antoine
Passionné de livre depuis mon plus jeune âge, je vous propose de partager cette passion de la Plume sur ce site internet.
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