Mémoires d’Hadrien – Marguerite Yourcenar

Critique par Le Bibliomane – Disciplina Augusta

Certains romans demandent à être lus, relus et re-relus de nombreuses fois au cours d’une vie. En ce qui me concerne, « Mémoires d’Hadrien » fait partie de cette catégorie d’ouvrages sur lesquels j’aime à revenir inlassablement.

Le temps, l’âge et la maturité m’apportent à chaque relecture – alors que les années passent – un nouvel éclairage, une nouvelle manière d’appréhender ces oeuvres, de les comprendre, de saisir parfois le sens mystérieux d’une phrase, d’une allusion, d’une idée qui échappe à la jeunesse et qui ne se révèle parfois qu’à l’aube de l’âge mûr.

C’est donc pour la troisième fois en quinze ans que j’ouvre ce roman. C’est bien peu si l’on compare ce petit laps de temps à la période de vingt-sept ans (de 1924 à 1951) durant laquelle Marguerite Yourcenar a porté ce roman, vécu avec ce personnage, s’est imprégnée de lui au point de s’effacer devant la personnalité de cet empereur du IIème siècle, de le laisser s’incarner en elle, de se laisser « posséder » par Hadrien: « Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence. »

C’est donc à la première personne que Marguerite Yourcenar nous raconte Hadrien, s’effaçant volontairement devant la personnalité de cet homme qui prend la parole au soir de sa vie pour relater ce que fut son existence à un jeune homme qui n’est autre que le futur empereur Marc-Aurèle. «Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi.»

Hadrien se raconte, de son enfance dans la colonie espagnole d’Italica à ses premiers faits d’armes sous les ordres de l’empereur Trajan, de son accession au pouvoir suprême aux cruelles désillusions qu’entraîneront l’exercice de celui-ci, de sa volonté d’éclairer le monde romain à la lumière de la culture grecque à laquelle il voue une admiration sans bornes, à la sinistre intuition ressentie d’un empire et d’une civilisation en déclin, en butte aux agressions sans cesse renouvelées des peuples barbares, des provinces révoltées, ainsi que de ces nouvelles religions et de ces philosophies originaires des turbulentes contrées orientales.

Mais les préoccupations de l’empereur Hadrien ne sont pas uniquement d’ordre guerrier, politique ou religieux. Car l’empereur est aussi et avant tout un homme. Et comme tout homme – qu’il soit drapé dans la pourpre impériale ou qu’il soit le dernier des esclaves – il se voit confronté à l’impermanence et à la vanité de toutes choses, au désir et à l’amour, mais aussi à la vieillesse, à la maladie et à la mort, à la disparition de ses intimes et bien sûr à sa propre extinction.

«Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi» , note Marguerite Yourcenar dans ses carnets, car Hadrien, fut-il empereur, un empereur dont dix-huit siècles d’histoire nous séparent, Hadrien participe de l’universalité de la condition humaine, condition qui transcende siècles et cultures et dont l’éloignement temporel ne fait finalement que nous rapprocher de celui-ci. Ses réflexions sur divers sujets acquièrent de ce fait une troublante actualité dans ces mémoires apocryphes censées restituer la pensée d’un homme du IIème siècle et composées par une romancière du XXème :
«Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. A cette servitude de l’esprit, ou de l’imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait.»

Ce qui nous rend Hadrien si proche, c’est aussi ce regard lucide posé sur le monde, ce regard bien éloigné du folklore qui tend à faire des empereurs romains des êtres corrompus et pervers à la santé mentale défaillante. Hadrien se veut un rénovateur de l’Empire, il veut redresser son économie, contenir l’expansion de celui-ci en lui assurant une paix durable ; il veut surtout faire revivre à travers cet Empire l’éclat culturel et le culte de la beauté hérité de la civilisation grecque. De là viendra sa passion pour le jeune Antinoüs qu’il fera diviniser après la mort tragique de celui-ci. De là viendront également son engouement pour la philosophie et son érudition peu commune, médecines de l’âme qui lui seront d’un grand secours face aux épreuves qui jalonneront son existence.

Mais il serait possible de gloser infiniment sur ce roman qui en lui-même est une somme, roman historique, philosophique et initiatique, étude psychologique et roman d’aventures, étude de moeurs et reconstitution minutieuse d’une époque méconnue parce que moins spectaculaire que d’autres épisodes de l’histoire romaine. S’ajoute à tout cela la grande qualité d’écriture de marguerite Yourcenar qui a su éviter certains écueils propres au genre du roman historique en nous délivrant un récit sobre et dépouillé de tout effet grandiloquent ou «typique», une oeuvre sans fausse note ni faute de goût, sans détails triviaux ou bassement sordides.

Grâce à cette sobriété et à ce dépouillement, Marguerite Yourcenar réussit la gageure de faire résonner en nous la voix immémoriale d’un homme qui, malgré son statut d’empereur, nous devient si contemporain et si proche de nos préoccupations qu’il nous semble n’être qu’un reflet de nous-même.

Critique par Tistou – Hadrien, Empereur romain

Qu’est-ce qui a bien pu pousser Marguerite Yourcenar à se lancer dans une telle oeuvre, à intérioriser d’une telle manière l’empereur Hadrien au point de nous livrer cette «vie» d’Hadrien, à la première personne, sans effets de manche mais sans aucun doutes non plus quant à la véracité de son histoire ? Quelles tranquilles certitudes ont pu venir l’habiter pour nous imposer cette histoire, sans remises en cause possible, qui est fort probablement l’Histoire ?

«Mémoires d’Hadrien» n’est pas précisément le genre d’oeuvre facile à lire, qu’on dévore soutenu par la curiosité d’un rebondissement à venir ou d’une fin qu’on n’imagine pas. Il faut au contraire absorber page à page, digérer progressivement cette somme de ce qui a dû être une gigantesque enquête, que Marguerite Yourcenar nous délivre de manière têtue et inexorable. Quelqu’un a évoqué un morceau de chocolat qu’on laisse lentement fondre sous la langue … oui c’est cela, ou plutôt un caramel, un qui ne fond pas vite et qu’on garde très longtemps.

«Mémoires d’Hadrien» a fait partie pour moi de ces livres qui me mettent «en panne», comme un bateau encalminé. Je perds mon rythme (plutôt boulimique en la matière) et je regarde avec désespoir les pages se tourner trop lentement, la pile des «en-attente» croître, incapable que je suis alors de lire vite. Le caramel est là, il faut qu’il fonde. «Belle du seigneur» de Cohen m’avait fait cet effet aussi, dans une moindre mesure.
«Mémoires d’Hadrien» c’est un bloc, un monolithe. Et du dur. Marguerite place, et sensément, dans la bouche et le raisonnement d’Hadrien des choses inouies et qu’il faut digérer.
Là, Hadrien n’est pas encore Empereur :
« Nous connaissons encore assez mal la configuration de la terre. A cette ignorance, je ne comprends pas qu’on se résigne. J’envie ceux qui réussiront à faire le tour des deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Eratosthène, et dont le parcours nous ramènerait à notre point de départ. »
De quoi peut bien parler Yourcenar, là. Je ne suis pas féru en grec antique et ne connais pas cet Eratosthène. Aurait-il imaginé la terre ronde ? ?

Mais Marguerite Yourcenar ne néglige pas pour autant la forme. Il y a une belle écriture, poétique par moments :
A certains jours, sur la steppe, la neige effaçait tous les plans, déja si peu sensibles ; on galopait dans un monde de pur espace et d’atomes purs. Aux choses les plus banales, les plus molles, le gel donnait une transparence en même temps qu’une dureté céleste. Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal. »

Il y a sans arrêt de grands moments d’intelligence et de réflexion. C’en est fatigant !
« J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières, eût intérêt à voir durer Rome.»

En exergue, Marguerite Yourcenar s’explique sur l’oeuvre et sa genèse. Ca a été de toute évidence sa grande oeuvre. Ecrite et réécrite sans cesse, commencée à vingt ans en 1924 ;
« Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1926, entre la vingtième et la vingt-troisième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être. »
« Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937. »

« En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu des années pour apprendre à calculer la distance entre l’empereur et moi. »

« Il m’a fallu des années pour apprendre à calculer la distance entre l’empereur et moi. » Finalement, c’est en 1951 que sortira la première édition !

Critique par Chiffonnette  – Une simplicité superbe

A l’approche de la mort, l’empereur Hadrien se livre à son successeur Marc-Aurèle. Chroniques de jours passés, ses lettres racontent une vie et un amour hors du commun.

Les mémoires d’Hadrien sont une œuvre étrange, atypique. A la fois roman historique, autobiographie fictive, c’est surtout un texte exigeant, érudit et fascinant à travers lequel Marguerite Yourcenar donne une voix à un empereur, et surtout, un homme, faisant de la figure historique, de la statue maint fois croisée dans les musées un être de chair et de sang et s’effaçant derrière lui. La dernière page des Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien » tournée laisse sans voix devant le travail accompli, le tour de force et la beauté de ce qui est ainsi offert: « Refaire du dedans ce que les archéologues du 19e siècle on fait du dehors ». Elle y parvient de main de maître, utilisant sans jamais le faire sentir la somme faramineuse des connaissances acquises sur son personnage. On aborde ainsi « de l’intérieur » une histoire qui paraît souvent abstraite, avec un regard qui surprend parfois le lecteur, comme sur les révoltes en Judée.

Elle dessine ainsi les traits d’un empire, d’un temps, raconté par celui qui l’a façonné après avoir été façonné par lui. Dans cette manière de testament, Hadrien raconte sa vie, sa conception de l’empire, ses luttes politiques, ses combats, tout ce qui a façonné la vision du monde et la philosophie qu’il a, ses convictions, son grand amour pour Antinoüs. A travers une plume qui atteint à une simplicité superbe, presque sèche, on découvre l’homme amoureux de l’art, de la connaissance, amoureux tout court aussi, engagé dans une relation qui le conduit à toujours plus, plus d’action, plus de cruauté, plus de désespoir après sans doute trop de bonheur. C’est un magnifique récit d’amour et de folie amoureuse, à la fois glaçant et émouvant en même temps qu’une superbe page d’histoire.

Critique par Sibylline – Bilan impérial

« Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort. »

Hadrien, Empereur romain, sentant sa mort venir, écrit à Marc-Aurèle dont il a fait son successeur mais qui ne lui est pas très proche, afin de lui transmettre le bilan de sa vie et de son œuvre et dans l’espoir qu’il puisse tirer profit de son expérience d’empereur et d’homme. Évidemment, c’est pour lui même aussi qu’il écrit et raconte, comme on met ses affaires en ordre avant d’entreprendre un voyage.
 « Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires de l’état, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage: j’ai formé le projet de te raconter ma vie. »

« Mémoires d’Hadrien » peut sans conteste être rangé dans les romans historiques, s’il faut à toute force lui trouver une place dans le classement d’une bibliothèque, et c’est à ce titre que l’on a critiqué l’énorme part d’elle même que M. Yourcenar y avait mis; car plus encore que Flaubert n’était Bovary, Yourcenar est Hadrien et ce livre dépasse les bornes du roman historique pour devenir une réflexion sur l’homme, sur l’humanité.
 « Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine: l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes. »

Utilisant ces trois moyens, c’est une réflexion précise et serrée à laquelle vont se livrer Hadrien-Marguerite avec le but déclaré d’utiliser toutes les expériences qu’ils auront pu faire et toutes les capacités de leur esprit pour approcher cette connaissance de l’humain. Hadrien reprend sa propre histoire depuis sa jeunesse, la raconte, en explique les leviers secrets comme il ne l’a encore jamais fait et nous donne à voir ce qu’il fut, ce qu’il est: un empereur qui voulut la raison et la paix, assez fort pour les imposer toutes deux, assez souple et intelligent pour leur assurer la durée, un homme marqué par sa « haine du désordre » et en particulier le gaspillage de vies humaines, mais n’hésitant pas à tuer quand il l’estime nécessaire à la réalisation de son projet qu’il surveille dans ses grandes lignes comme dans les plus petits détails. Car Hadrien est porté par un projet. Il a une idée haute et précise de ce qu’il doit réaliser et se juge par rapport à la progression vers ce but. C’est un homme exigeant envers lui-même d’abord et envers les autres ensuite. A travers ce trait dominant de sa personnalité, M. Yourcenar se dit elle-même.

Rédigé dans une langue littéraire soutenue, ce roman témoigne de l’énorme culture classique de son auteur, ce que l’on appelait autrefois « avoir fait ses Humanités » prend chez elle une signification superlative. Je pense que nous n’avons plus maintenant l’équivalent, raison de plus pour observer et admirer.

En conclusion : « Il y a plus d’une sagesse et toutes sont nécessaires au monde; il n’est pas mauvais qu’elles alternent. »

Petit bout de la lorgnette:

Relevé une audacieuse conjugaison non homologuée du verbe gésir que pour ma modeste part j’ai un peu de mal à approuver (elle m’a sauté à l’œil comme une escarbille et quitte à former un conditionnel j’aurais préféré gésirait à giserait) mais que le titre d’Académicienne de son auteur allait bientôt autoriser.
(…) « elle giserait à jamais dans cette caisse hermétiquement close » (229)

Antoine
Antoine
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