Mémoires d’une jeune fille dérangée – Bianca Lamblin

Critique par P.Didion – Beauvoir sous un jour peu flatteur

Bianca Lamblin aime les mises au point. Il y a cinq ans, comme le numéro 7 des Cahiers Georges Perec tardait à paraître, elle avait publié à compte d’auteur sa contribution, une Lecture critique de la biographie de Perec (son cousin) par David Bellos, désireuse d’épingler les approximations, erreurs et à-peu-près commis, à son gré, par le biographe. Une mise au point assez sévère, malgré les précautions d’usage. Il faut dire, j’ai pu m’en rendre compte à plusieurs reprises au cours du séminaire Perec, que Bianca Lamblin n’a pas pour habitude de mâcher ses mots. Ici, c’est la parution, en 1990, des Lettres à Sartre et du Journal de guerre de Simone de Beauvoir qui suscite son ire et la fait bondir sur sa plume.

Rappel des faits : en 1937, au lycée Molière, Bianca Bienenfeld, seize ans, est subjuguée par son professeur de philosophie, une jeune femme d’à peine trente ans, Simone de Beauvoir. Elle admire son intelligence, sa beauté, lui écrit, obtient un rendez-vous, devient son amie puis son amante. Beauvoir lui fait rencontrer Jean-Paul Sartre et c’est le début, en 1939, d’une relation triangulaire intellectuelle et charnelle de courte durée : la guerre venue, Sartre lui écrit une lettre de rupture et Beauvoir lui préfère la fréquentation de Jacques-Laurent Bost (les lettres du Castor au petit Bost ont été publiées depuis mais Bianca n’a pas réagi). Bianca se retrouve dans une immense détresse, juste au moment où elle découvre que sa judéité est une menace de mort. Elle épouse Bernard Lamblin, se réfugie avec sa famille dans le Vercors, échappe à la déportation, revoit le Castor avec qui elle reste amie jusqu’à la mort de celle-ci.

Mais en 1990 paraissent donc les fameuses Lettres et le Journal qui jettent un jour nouveau sur cette liaison. Les échanges entre Beauvoir et Sartre laissent clairement apparaître que la première a servi de rabatteuse au second et que Bianca n’a été qu’un jouet dans leurs mains, que c’est le Castor qui a poussé Sartre à rompre après lui avoir fait un portrait détestable de Bianca. Plus que tout, Bianca Lamblin s’emporte contre le fait d’avoir été abandonnée en pleine Occupation nazie, au moment où elle avait le plus besoin de soutiens et de relais pour échapper aux rafles. Elle démolit avec vigueur l’image du couple vedette, souligne les contradictions flagrantes entre leurs idéaux philosophiques et leur comportement au quotidien sans pour autant nier qu’elle a été avant tout la victime de sa propre jeunesse et de sa propre crédulité.

Au-delà de l’aspect polémique qui, aujourd’hui que l’on sait que Simone de Beauvoir n’était pas vraiment un personnage sans taches, a un peu perdu de sa nouveauté, le livre de Bianca Lamblin vaut surtout par ses passages purement autobiographiques, l’évocation de sa famille, la période de guerre, le récit des combats du Vercors, passages dans lesquels apparaît de temps à autre la figure du petit Georges, dans des circonstances sur lesquelles elle aura l’occasion de revenir à propos de sa lecture de David Bellos.

Extrait.

« Pour finir ces évocations, je veux encore raconter comment, un jour, vers la fin de sa vie, Simone de Beauvoir me posa l’ultime question : « Que penses-tu, en fin de compte, de notre amitié, de toute notre histoire? » Après avoir réfléchi un moment, je lui ai répondu : « Il est vrai que vous m’avez fait beaucoup de mal, que j’ai beaucoup souffert pour vous, que mon équilibre mental a failli être détruit, que ma vie entière en a été empoisonnée, mais qu’il est non moins vrai que sans vous je ne serais pas devenue ce que je suis. Vous m’avez donné d’abord la philosophie, et aussi une plus large ouverture sur le monde, ouverture que je n’aurais sans doute pas eue de moi-même. Dès lors, le bien et le mal s’équilibrent. »
J’avais parlé spontanément, avec sincérité. Simone de Beauvoir me serra les mains avec effusion, des larmes plein les yeux. Un grand poids de remords était enfin tombé de ses épaules.
Pourtant, lorsque quatre ans après sa mort, j’ai lu les Lettres à Sartre et le Journal de guerre, lorsque, après avoir décidé de rédiger ma version des faits, je réfléchis à mes propos d’alors, je me rendis compte que ma réponse était encore enveloppée dans cette brume dont mon esprit était toujours nimbé et ne pouvait donc contenir qu’une vérité tronquée. Sans doute aussi la mort de Simone de Beauvoir m’avait-elle libérée. Par-delà la mort, elle m’avait envoyé cet ultime message : j’avais reçu en plein visage la figure de sa vérité et de la vérité de nos rapports anciens. Mes yeux étaient enfin dessillés. Sartre et Simone de Beauvoir ne m’ont fait, finalement, que du mal. »

Antoine
Antoine
Passionné de livre depuis mon plus jeune âge, je vous propose de partager cette passion de la Plume sur ce site internet.
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