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Critique par Sibylline – Chef d’œuvre
«Gros câlin» a été écrit par Romain Gary sous le pseudonyme de Emile Ajar et c’est un très, très excellent livre. Je dois avouer que, d’une manière générale, je suis plus fan d’Ajar que de Gary. Vous me direz «C’est le même homme», je vous répondrai «Les convenances en moins». Et j’aime mieux Ajar.
Ce «Gros câlin» est un véritable chef d’oeuvre. Pour résumer : un certain monsieur Cousin, employé modèle (du moins, il fait de son mieux pour l’être) a rapporté d’Afrique un assez gros python dont il s’est épris. C’est lui qui nous conte cette histoire, dans son langage et avec ses mots, et pour tout dire, dans un style traduisant un surprenant mode de pensée. C’est une sorte de long monologue, un «serpent» verbal qui s’étire, se noue et qui nous fascine.
Monsieur Cousin a de très hautes et très romantiques visées sur une certaine Mademoiselle Dreyfus, collègue de bureau, mais il a aussi une approche tout à fait pragmatique de la sexualité qui désarmera plus d’un lecteur. Il faut voir avec quel franc naturel l’individu totalement conventionnel et «coincé» qui nous conte ici son histoire, aborde les affaires de sexe, dès lors qu’il ne s’agit pas de questions d’amour.
Il est exact que l’on peut dire que c’est un livre comique, mais l’adjectif «comique» est loin d’être suffisant. Car, s’il y a sans cesse des situations drôles, ce sont aussi et surtout, des situations extrêmement justes et vraisemblables, la vraisemblance étant juste poussée à sa limite extrême. On bascule dans l’excessif, le «trop vrai». Cela fait rire, bien sûr, mais donne aussi un peu à penser, non ? Surtout quand on sait que Romain Gary avait lui même adopté un python qu’il dut confier à un zoo privé.
On ne peut qu’apprécier également avec quelle vérité et de quelle manière prenante, il parle des besoins affectifs des hommes.: « Je suis rentré chez moi, je me suis couché et j’ai regardé le plafond. J’avais tellement besoin d’une étreinte amicale que j’ai failli me pendre.» C’est autre chose qu’une simple histoire comique de serpent parisien.
C’est ainsi que Monsieur Cousin, aux raisonnements toujours à la limite de la folie douce, assène aussi de grandes vérités sur la nature humaine. Il sait et dit des choses que l’on ne sait pas toujours et que l’on ne dit que rarement. Monsieur Cousin est un idiot et un sage. Ses bévues et lacunes nous font beaucoup rire. Sa sagesse parfois, nous atteint comme un fouet.
Et nous subissons le charme prenant de cette façon qu’il a de s’exprimer, de nous rendre ainsi sensible par ses phrases étranges, tout le cheminement de sa pensée et la forme de son esprit ! :«Vous m’avez demandé pourquoi j’ai adopté un python et je vous le dis. J’ai pris cette décision amicale à mon égard au cours d’un voyage organisé en Afrique».
A lire absolument.
Critique par Etcetera – Ultra moderne solitude
« Gros-Câlin » est le premier roman que Romain Gary a décidé de publier sous le pseudonyme d’Emile Ajar, ce qui lui donne certainement une importance particulière et m’a donné très envie de le lire.
Le début de l’histoire :
Un parisien de trente-sept ans, nommé Cousin, qui travaille dans les statistiques et vit seul dans un petit deux-pièces, se prend d’affection, au cours d’un voyage en Afrique, pour un python de deux mètres de long et le ramène avec lui à Paris, dans son appartement. Comme le python ne cesse de s’enrouler « affectueusement » autour de lui, il le nomme Gros-Câlin. Naturellement, cette adoption insolite fait jaser le voisinage et aussi ses collègues de bureau, parmi lesquels se trouve une très séduisante jeune femme noire, nommée Irénée Dreyfus, dont Cousin est secrètement amoureux et avec laquelle il espère bien se marier. Mais comment faire accepter à une jeune femme la présence de Gros-Câlin? Par ailleurs, le python ne peut se nourrir que de proies vivantes : souris ou cochons d’Inde, et il se trouve que Cousin éprouve une grande tendresse pour ces petites bêtes, ce qui lui cause un grave problème de conscience. (…)
Mon avis
Ce livre réussit à nous amuser avec des thèmes aussi peu réjouissants que l’angoisse de la solitude et les manques affectifs jamais comblés.
Le personnage principal, Cousin, est un personnage d’une telle naïveté qu’il se croit réellement aimé de son python et qu’il se leurre totalement sur les liens qui l’unissent (ou plutôt, justement, ne l’unissent pas) à Mademoiselle Dreyfus.
Il y a un travail extraordinaire sur le langage et les expressions toutes faites, des trouvailles dans l’agencement des mots, qui se rapprochent à mon sens de la poésie.
On a l’impression que l’auteur ne se fixe aucune limite, que toute digression, même la plus farfelue, est possible, et en même temps le livre reste parfaitement cohérent de bout en bout et se concentre toujours sur l’essentiel du propos.
On remarque aussi l’esprit de dérision qui anime Romain Gary lorsqu’il parle des opposants à l’avortement et de leur « droit sacré à la vie » (le livre a été publié en 1974, au moment du violent débat sur l’IVG), ou encore lorsqu’il parle des actions humanitaires et de leurs partisans.
Ce beau roman, sous des dehors tout à fait fantaisistes, laisse transparaître une belle sensibilité et dresse un constat lucide sur la solitude et la souffrance morale, dans un foisonnement et une surenchère verbale assez poignante.
J’ai choisi cet extrait, qui est la première page de Gros-Câlin :
« Je vais entrer ici dans le vif du sujet, sans autre forme de procès. L’Assistant, au Jardin d’Acclimatation, qui s’intéresse aux pythons, m’avait dit :
– Je vous encourage fermement à continuer, Cousin. Mettez tout cela par écrit, sans rien cacher, car rien n’est plus émouvant que l’expérience vécue et l’observation directe. Evitez surtout toute littérature, car le sujet en vaut la peine.
Il convient également de rappeler qu’une grande partie de l’Afrique est francophone et que les travaux illustres des savants ont montré que les pythons sont venus de là. Je dois donc m’excuser de certaines mutilations, mal-emplois, sauts de carpe, entorses, refus d’obéissance, crabismes, strabismes et immigrations sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire. Il se pose là une question d’espoir, d’autre chose et d’ailleurs, à des cris défiant toute concurrence. Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation d’employer des mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie.
Le problème des pythons, surtout dans l’agglomérat du grand Paris, exige un renouveau très important dans les rapports, et je tiens donc à donner au langage employé dans le présent traitement une certaine indépendance et une chance de se composer autrement que chez les usagés. L’espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d’échec. »