La Réserve – Russell Banks

Critique par Fée Carabine – L’été des désillusions

L’entrée en scène fracassante de Jordan Groves est venue semer le trouble dans la traditionnelle célébration qui réunit à chaque 4 juillet la famille Cole et leurs amis dans la Réserve – espace sauvage des Adirondacks jalousement préservé au bénéfice de quelques familles de la grande bourgeoisie new yorkaise -, aux bords du second lac. Peintre (re)connu autant pour son talent que pour ses opinions politiques de gauche, Jordan Groves avait été invité par le maître de maison, désireux de lui montrer sa collection de tableaux d’artistes contemporains. Mais l’invitation ne concernait pas l’hydravion que Jordan, ancien pilote de la guerre 14-18, est venu poser au beau milieu du Lac, violant au passage un bon paquet d’interdits en vigueur dans la Réserve… La suite serait pour Jordan une de ces soirées mondaines plombées d’ennui, tant les pensées et les réactions des autres invités y sont prévisibles, s’il n’y avait la fille du Dr Cole, Vanessa. D’emblée, Jordan a pris la mesure du mystère qui se dégage de cette jeune femme, très belle mais un peu instable, et aussi du danger qu’elle représente pour lui comme pour son mariage avec Alicia – une intuition très juste alors même que d’autres menaces tapies à l’horizon lui ont curieusement échappé.

Vivant tout au long de l’année dans ce coin des Adirondacks, Jordan ne sait pourtant que trop à quel point la nature sauvage de la Réserve repose sur un mensonge: celle-ci n’est désormais plus qu’un terrain de jeu de luxe pour une poignée de riches estivants, qui y ont imposé des règlements abscons en même temps qu’ils en excluaient la population locale. L’on découvrira au fil des pages de « La Réserve » qu’il ne s’agit là que d’un mensonge parmi beaucoup d’autres, et cet été de l’année 1937 sera pour Jordan Groves et ses comparses l’été des ultimes désillusions. Car en cet été 1937, alors que la guerre civile bat son plein en Espagne et que les nazis ont déjà pris le pouvoir en Allemagne, il y a pour Jordan, son épouse Alicia et quelques uns de leurs proches, la découverte non de la perte de l’innocence et du bonheur mais d’un fait peut-être plus cruel encore, aussi fracassant que l’entrée en scène du peintre dans les premières pages de ce roman: la découverte de ce que cette innocence et ce bonheur ne sont – n’ont jamais été – qu’une illusion, aussi belle, aussi séduisante, aussi trompeuse que la splendeur sauvage de la Réserve. Et l’amour tout autant, ainsi que le découvrent soudainement, dans un paysage saccagé, Alicia et son amant: « For months it had been as if they were both asleep and dreaming each other into existence, and now they were awake. » (p. 286)

Avec « La Réserve », Russell Banks nous entraîne dans un univers auquel il ne nous a pas habitués, celui de la grande bourgeoisie américaine des années trente, de sa vie insouciante, un univers vain sans doute, mais charmant, à sa façon, du charme que confère la nostalgie pour un bonheur perdu. Mais les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Au fil d’une intrigue impeccablement menée, « La Réserve » nous entraîne d’un rebondissement, d’une révélation à l’autre, invitant à de nouvelles interprétations, relançant continuellement l’intérêt.

Cela nous vaut un roman extrêmement agréable à lire, d’un accès plus facile, et disons-le plus léger, que d’autres romans de l’auteur. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs que dans cette légèreté toute relative la cause des critiques, plutôt partagées, qui ont accueilli ce roman à sa sortie. Mais peut-on exiger d’un auteur qu’il se cantonne perpétuellement dans un seul registre, même s’il s’y révèle génial? N’y a-t-il pas plutôt, dans la vie des auteurs comme dans celle des lecteurs, un temps pour tout? Un temps pour la réflexion politique, historique et morale? Un temps pour le plaisir de se laisser balader aux détours d’une histoire entraînante? Un temps pour « American Darling », et un temps pour « La Réserve »? Personnellement, je pense que oui. Et je pense aussi que dans son registre, très différent de celui du « Pourfendeur de nuages » ou d’ « American Darling », « La Réserve » est un très bon roman.

Extrait:
« He knew that she would be waiting for him at her father’s camp – no more an actual camp than her father’s Park Avenue apartment. But calling it a camp helped people like the Coles coddle their dream of living in a world in which they did no harm. It let them believe that for a few weeks or a month or two, even though their so-called camps were as elaborately luxurious as their homes elsewhere, they were toughing it, living like the locals, whom they hired as housekeepers, cooks, guides, and caretakers: the locals, who were thought by people like the Coles to be lucky – lucky to live year-round in such pristine isolation and beauty. » (Bloomsbury, 2008, p. 71)

Critique par Sibylline – Complètement ringard

Pour une fois je ne suis pas d’accord avec Fée Carabine sur un roman et je vais essayer de dire ici pourquoi ce livre ne m’a pas plu, mais alors pas du tout.
D’abord, ce roman aurait pu (et à mon avis dû) être écrit il y a 50 ans. On dirait que Banks a régressé. Il nous offre un roman qui a fait un saut dans le temps, un livre qui pourrait être contemporain de ceux de Fitzgerald (sans le charme). Bon, c’est un peu plus rustique avec son fond de réserve naturelle, mais ce n’est jamais qu’un décor artificiel. Tout est en retard dans ce livre: le personnage principal genre Hemingway version peintre incapable de résister à une belle fille, à une bonne bagarre ou une bonne bouteille, la vamp fatale et tordue, les grands bourgeois qui cachent de vilains petits secrets pornos, le brave guide option «nature sauvage», l’épouse et mère qui tolère les incartades «car il me revient toujours»… On se croirait dans un film en noir et blanc, où est Bogart?

Revenons aux personnages. Le peintre viril (Jordan Groves) me fatigue avant même que je commence à le voir agir bien exactement comme on s’attend à ce que ce genre de stéréotype agisse. Il est macho, autoritaire, incroyablement égocentrique (je déteste par exemple comme il choisit les noms de ses fils –madame n’a pas voix au chapitre- pour leur assigner des rôles selon son goût) Alors le suivre sur presque 400 pages!
Dès qu’il rencontre la fille du grossium: Vanessa Von Heidenstamm. Souvenez-vous bien de ce nom parce que vous n’avez pas fini de le lire. Je ne sais pas s’il a fasciné l’auteur ou quoi mais ça doit être le mot le plus répété de tout le roman. Il ne se lasse jamais de nous seriner ce nom prétentieux et toc – à noter , touche d’humour supplémentaire que Banks nous précise que notre vamp devrait en fait être appelée Vanessa Cole, Von Heidenstamm étant le nom de son ex-mari. Seul Groves persiste à l’appeler ainsi mais il y tient le bougre et cela se voit! La Vanessa est une belle jeune femme riche capricieuse, alcoolique, hystérique bref à moitié givrée (avec ou sans motif, qu’est-ce que cela change? D’autant que le motif est aussi convenu que le reste) Je disais «à moitié givrée» en un mot la vieille image macho de la femme fatale. Dès que le « peintre viril » aperçoit la « femme fatale », il sait qu’il ne devrait pas « y aller » aussi sûrement que le lecteur sait hélas qu’il « y ira » quand même Pfff… Les stéréotypes ne s’éloignent que pour laisser la place aux clichés. On a plutôt le sentiment que ces deux-là se renvoient l’image formatée qu’ils se font d’eux-mêmes et que c’est pour cela qu’ils se plaisent.
« La question n’était pas d’aimer Vanessa Von Heidenstamm, soit on était attiré par elle, soit l’on éprouvait de la répulsion pour elle » Moi je suis indubitablement dans le deuxième groupe, mais Banks colle sur cette déclaration un Groves qui est justement dans les deux… C’est comme pour le nom de l’héroïne, l’auteur a créé de toutes pièces ses propres contradictions. Un comble! Mais un comble fatigant à la longue.

J’ai trouvé la plupart des dialogues navrants. On est dans le stéréotype, je l’ai dit, mais pire encore, on frôle souvent le grotesque –dans les relations inter personnages- et le mauvais goûts (ex: les tribulations des cendres paternelles!). Les grandes considérations sur les types d’hommes, les riches, les pauvres, l’amour, la politique etc. qui parsèment le roman sont simplistes, limite puériles et strictement sans intérêt. Et quand il faut se taper la notice descriptive du Zeppelin, je dis stop!

Les sentiments sont bâclés et sans empathie ni vraie profondeur. La façon désincarnée dont est traitée la mère de Vanessa est… surréaliste. On se demande à quoi pensait Banks.

Il y a derrière tout cela un fond politique plaqué. On rejoint la mythologie de la guerre d’Espagne et Banks ne parvient pas à nous convaincre du bien fondé de son entrelaçage et même quand il nous en confirme la raison (devinée depuis longtemps), on n’arrive pas à trouver que c’était une bonne idée, ni d’ailleurs que c’est bien fichu. L’écriture de Banks a me semble-t-il perdu son habileté.

En conclusion, je n’ai pas retrouvé là le Banks que je connais et que j’apprécie. Bone est loin.
A mon avis, une lecture dont on peut aisément se dispenser.

Critique par Tistou – Le chaînon manquant … ?

Ce qui est particulier avec Russell Banks, c’est qu’on ne sait pas exactement, au fil du déroulement de « La réserve » si l’on est dans un polar ou un ouvrage littéraire. Ni l’un ni l’autre, plus sûrement l’un et l’autre. Russell Banks, le chaînon manquant entre polar et littérature?

C’est très bien écrit, il y a un souci de la vraisemblance total, un respect de la psychologie tout aussi total, et une histoire sacrément forte qui nous emporte dans l’avant-seconde guerre mondiale, en 1936.

«Il frappa ses bottes contre le sol et dit bonjour à la femme avant de se tourner vers les autres, plus loin, et de leur adresser un signe de main vaguement amical. Il commença à se diriger vers eux.
«Qui êtes-vous?» demanda la femme. Elle avait une voix grave et rauque, une voix de fumeuse.
Il se retourna vers elle et sourit. «Jordan Groves. De Petersburg. Et vous-même?»
Je ne suis pas sûre que vous ayez le droit de venir ici en avion, dit-elle.
Moi non plus. C’est votre père qui m’a invité. Lui et moi, nous nous sommes rencontrés dans le train, l’autre jour, en remontant de New York.
Alors vous savez qui je suis.
Oui. Mes excuses. Il eut un instant d’hésitation. « Vous êtes Vanessa … »
Von Heidenstamm.
Von Heidenstamm. Née … Cole.
C’est ça. Et vous êtes Jordan …
Groves.
Le célèbre artiste.
C’est ce qu’on dit.
Né ?
Groves.
Eh bien, quelle histoire! Elle s’avança et, tout sourire, passa son bras sous celui de Jordan Groves pour le mener vers les autres. Ceux-ci avaient attendu le visiteur au bord du lac jusqu’à ce que Vanessa leur donne l’impression de s’en emparer, puis ils s’étaient éloignés du lac presque plongé dans l’obscurité et remontaient tranquillement le talus bordé de pins pour rejoindre la maison.»

Jordan Groves, donc, est un artiste peintre à la renommée naissante, vivant près de la nature dans les Adirondacks, cette région sauvage au nord-est des USA à la frontière canadienne. En avance sur son temps, il pilote l’un des premiers hydravions de la contrée. C’est avec cet hydravion qu’il se rend dans « la réserve », un espace naturel réservé à quelques millionnaires privilégiés, à l’invitation du Docteur Cole, neurobiologiste réputé. Il est venu afin de donner son avis sur quelques toiles détenues dans son chalet de la réserve par le Docteur Cole. C’est là qu’il va faire la première rencontre de Vanessa (l’extrait ci-dessus), la fille électrique, excentrique et passablement déjantée de son hôte. Ses frasques et deux mariages rapidement stoppés ont déjà contribué à établir sa réputation. Jordan Cole, bien installé dans la vie, heureux dans son couple avec deux enfants, pourtant prévenu, va tomber dans les rets de la prédatrice. Prédatrice? Bon, c’est plus compliqué que cela!

C’est que Russell Banks ne se contente pas de personnages et de situations stéréotypées. Personne n’est simplement que noir ou blanc. Il va en profiter pour aborder de nombreux thèmes, entre la passion irrépressible, la jalousie, la psychologie particulière des artistes, le fossé creusé déjà à l’époque aux USA entre très riches et plèbe, …

Un bonheur de lecture et d’intelligence, Russell Banks dans sa grandeur.

Critique par Cetalir – Indigeste

« La réserve » est le dernier roman publié par ce géant de la littérature américaine contemporaine. Pourtant, et malgré l’immense admiration que j’ai pour l’œuvre de Banks, « La réserve » m’a laissé sur ma faim.

Banks a pris le parti de changer de registre. Nous ne côtoyons plus les laissés pour compte de l’Amérique, les paumés en marge, habitant des mobile-homes ou conduisant des camions, se débrouillant entre des pères alcooliques et des boulots de droguistes, autant de situations quasi obsessionnelles et autographiques, pour certaines du moins, qui ont hanté les œuvres de l’auteur.

Cette fois, c’est du côté de la grande bourgeoisie, des nantis, des préservés de la crise que Banks nous entraîne. Toutefois, c’est encore dans l’une des régions de prédilection de l’auteur, les Adirondacks, que la quasi totalité de ce long roman va se dérouler. Un roman qui m’a paru hésiter, pendant la première centaine de pages, entre le scenario hollywoodien, l’histoire d’amour inhabituelle chez l’auteur qui, pourtant, prend bien soin de semer des indices qui interpellent le lecteur sur la nature de l’évolution de l’intrigue.

Puis, brutalement, le roman va basculer dans le côté obscur nous faisant côtoyer une fois encore l’inépuisable complexité de l’âme humaine. Et c’est là qu’on sent Banks a l’aise, même s’il semble ne pas arriver à se départir du territoire bourgeois où il a choisi de s’installer. Et c’est ce qui crée un décalage un peu désagréable dont je ne suis jamais parvenu à me débarrasser tout au long du roman.

C’est autour d’un quatuor d’individus que le roman va se construire. Jordan Groves et son épouse habitent à l’année une résidence rupestre et chic, que Jordan a construite de ses mains, sur les bords de l’un des majestueux lacs de la réserve des Adirondacks. Il est un peintre reconnu, engagé, communiste, lié aux écrivains contestataires de ces années qui précèdent la deuxième guerre mondiale. Convié à une soirée chez un voisin homme d’affaires qui possède une très belle résidence secondaire luxueuse, il s’y rend par un moyen de transport habituel pour lui : son hydravion.

Grand amateur de femmes, il va tomber sous le charme de la fille fantasque de son hôte, Vanessa Cole. Vanessa est une trentenaire fatale, deux fois divorcée, une dévoreuse d’hommes. C’est aussi une femme psychologiquement fragile, aux actes souvent impulsifs et aux conséquences imprévisibles.

Une complexe histoire d’amour va peu à peu se nouer entre ces deux individus qui jouent à se séduire, à se repousser, à se manipuler en profitant du décès brutal du père de Vanessa qui semblait jusque là la protéger d’elle-même.

Alors qu’il croyait son épouse lui être fidèle, Jordan découvrira par hasard l’adultère de son épouse avec un guide veuf, beau comme un dieu, taciturne et simple, Hubert Saint Germain. Une trahison en réponse aux innombrables aventures de Jordan, une réponse à la solitude et au désespoir d’une femme délaissée et qui a renoncé à ses talents pour se dédier à ses enfants et à son époux devenu célèbre.

Cet adultère deviendra le prétexte pour Jordan à céder à Vanessa ce qui, par un complexe concours de circonstances alambiquées, va conduire à la perte du quatuor et à une série de cataclysmes rapidement improbables.

La complexité même de l’intrigue, le lieu inhabituel à l’auteur finissent par rendre la lecture assez laborieuse et par considérablement amoindrir l’intensité dramatique psychologique qui pourtant explose sous nos yeux. On s’ennuierait presque même, parfois…

Donc, à ne recommander qu’aux inconditionnels. Vous pourrez découvrir Russel Banks avec plus de profits dans ses œuvres moins récentes.

Antoine
Antoine
Passionné de livre depuis mon plus jeune âge, je vous propose de partager cette passion de la Plume sur ce site internet.
Partagez sur les réseaux
A ne pas manquer

Solal – Albert Cohen

Critique par Tistou - A éclipses Quelques romans vous font cette impression : vous les attaquez, maussade, pas trop séduit, vous les continuez un tantinet...

Ilium – Olympos – Dan Simmons

Critique par Le Bibliomane - La guerre de Troie n'aura pas lieu Dan Simmons est un de ces auteurs de S.F. que j'ai connu sur...

L’été de cristal – Trilogie berlinoise – 1 – Philip Kerr

Critique par Sibylline - Les violettes de Mars Trilogie berlinoise Philip Kerr a rédigé trois excellents romans policiers tout à fait originaux en cela que leur...

Les derniers articles

Pour continuer la lecture