Je suis une vieille coco – Dan Lungu

Critique par Sibylline – Peut-on avoir la nostalgie d’une dictature?

L’action se situe en Roumanie. Ceausescu a été fusillé et les Roumains l’évoquent maintenant souvent sous le surnom de «La Passoire», ce qui n’est pas très charitable mais sans doute ne l’a-t-il guère été non plus.

La «vieille coco» du titre, c’est Emilia Apostaoe femme arrivant au seuil de la vieillesse et qui nous parle ici de sa vie, non pas de façon linéaire, mais, ainsi que les choses se présentent à nos mémoires dans la réalité, avec des sauts dans le temps au long des différentes étapes de son existence.

Emilia a un mari et une fille qui est parvenue à devenir ingénieur alors qu’elle-même n’avait jamais dépassé le rôle d’ouvrière. Sa fille, sitôt munie de son diplôme, a émigré au Canada où elle s’est rapidement mariée. Là-bas, elle a rejoint le microcosme des expatriés roumains tous acquis à la démocratie, aussi discutant téléphoniquement des prochaines élections, tombe-t-elle de haut en entendant sa mère lui dire que, pour sa part, elle pense voter pour le parti communiste qui tente un retour. Tous au Canada et beaucoup en Roumanie ne comprenant pas cette position, Emilia va être amenée à raconter, expliquer, justifier et faire le bilan pour elle, mais pour les autres aussi de ce qu’est vraiment la politique, sur le terrain : à savoir la vie quotidienne des gens. Son raisonnement est simple et solide : sous la dictature, la chance lui avait accordé une petite place assez confortable que rien depuis n’était venu compenser. A l’écouter, on peut (pour peu qu’on écoute vraiment) comprendre sa position :
« – Pour moi, les choses sont simples : avant la révolution, ça allait beaucoup mieux pour moi qu’aujourd’hui. Toi, pour qui tu voterais à ma place?
– Je crois que tu exagères en disant beaucoup mieux, maman. Tu te souviens de la queue pour la viande? La file faisait le tour de l’immeuble…
– C’est vrai, on faisait la queue, à l’époque, mais maintenant, on entre dans le magasin, on admire les côtelettes, on ravale sa salive et on prend gentiment le chemin de la sortie, parce qu’on n’a pas de quoi s’en acheter. Eventuellement, on peut encore admirer un nouveau riche en train d’acheter deux kilos de steak. Non vraiment, je ne sais pas quand c’était mieux… »

Et puis, maintenant qu’on l’a lancée dans cette réflexion, les souvenirs d’Emilia vont se mêler à des rencontres avec des personnes à qui elle demandera justement quand, selon eux, c’était mieux… pour trouver des partisans de tous les régimes (jusqu’à avant les communistes) tous pour les mêmes raisons : leur préférence va au régime sous lequel ils ont le mieux vécu.

Dan Lungu explique lui-même que « Le Paradis des Poules » et « Je suis une vieille coco », étaient à l’origine un seul et même roman polyphonique. Pourtant, la « brique » ainsi obtenue étant difficile à faire éditer, il les a divisés en deux romans distincts. Cependant, le lecteur doit savoir qu’il peut lire l’un sans l’autre ou les deux dans n’importe quel ordre, sans aucun problème de cohérence ou de compréhension. On note juste que l’on retrouve ici, avec ses blagues, le Mitu du «Paradis des Poules».

Dan Lungu dit que ces livres ont été «écrits en riant». On rit aussi en les lisant. Il faut bien dire que les scènes de la vie communiste et les exploits du «Génie des Carpates»* sont une mine sans fond d’anecdotes qui ont de quoi nous faire comprendre ce qu’est l’humour roumain; bien différent du nôtre ou de l’humour anglais, mais bien séduisant aussi à ce que j’ai trouvé. Je n’ai cependant pas pu me résoudre à classer ces deux romans dans la rubrique « Rire et sourire » tant leur intérêt par ailleurs est également important. On rit, mais on cogite aussi, et pas mal. Alors, comme Dan Lungu le dit lui-même sur sa quatrième de couverture, question ouverte «Comme je disais, la Roumanie profonde peut être ridicule, stupide et intéressante. Ou bien je disais autre chose?» Ceux qui pensent qu’en politique les choses sont simples feraient bien d’aller rire un peu avec Dan Lungu.

Conclusion : (Emilia se demande) «Comment as-tu pu être heureuse quand tant de gens étaient malheureux? (…) Combien de personnes heureuses aurait-il fallu autour de toi pour que tu aies le droit d’être heureuse à ton tour? » De quoi réfléchir un moment. Combien?

Critique par Cetalir – Le rire médecin

Après l’étonnante découverte du « Paradis des poules » que j’avais adoré, j’attendais avec impatience la dernière livrée de cet auteur impertinent et décalé qu’est Dan Lungu.

« Je suis une vieille coco » n’a pas la puissance scripturale, le souffle débridé, l’humour décapant du « Paradis des poules ». Le livre est assurément un ton au-dessous même s’il reste agréable et souvent amusant à lire.

Mica est une femme qui arrive au soir de sa vie et qui se laisse submerger par des vagues de souvenirs qui arrivent en vrac, sans ordre chronologique. Des souvenirs qui vont balayer une bonne cinquantaine d’années d’une Roumanie écrasée par la dictature de Ceaucescu que la propagande s’évertue à présenter comme le Génie des Carpates. Un génie déconnecté de toute réalité, isolé par un cour qui l’entretient dans la croyance que tout va bien alors que le pays marche à l’envers, produit des marchandises invendables et manque de tout à commencer par la nourriture.

Alors, le système D fonctionne. A force de prévarications, d’imagination, de détournements de biens, une économie parallèle se développe qui permet de survivre. Quand on a en outre le privilège de travailler pour l’exportation et de détenir la carte de membre du Parti, la vie est beaucoup plus facile.

C’est ce privilège que Mica a connu. C’est l’ancien régime qui lui a fourni son logement qui, bien que défraîchi au point d’en être quasi insalubre, lui est cher. C’est l’ancien régime qui a fait de sa fille une ingénieur. Certes, celle-ci a fui au Canada et s’y est mariée mais il vaut mieux ne pas trop y penser.

Depuis la révolution qui a vu le dictateur se faire fusiller un jour de Noël après une mascarade de procès, tout est devenu plus compliqué, beaucoup plus cher. D’où les regrets, d’où le sentiment, parfois, presque inavouable, de se laisser tenter en se prenant pour une vieille coco.

Grâce aux voyages dans la ruralité profonde où l’on fabrique du méchant combustible en foulant pieds-nus le fumier, aux bons moments passés avec les camarades d’usine, les souvenirs sont conviés pour décrire une Roumanie qui a vécu d’expédients mais qui a toujours trouvé dans une bonne dose d’humour et d’auto dérision un moyen peu onéreux de tenir le coup. On rit souvent aux bonnes blagues sur le couple Ceaucescu qui confondait allègrement intérêts privés et nationaux, on se paye la tête des chefaillons et du Parti, tout en se méfiant en permanence de l’omniprésente Securitat, la police politique.

L’impression retenue est celle d’un pays à la dérive, ravagé par un communisme totalitaire et encore bien loin de trouver sa place dans une Europe capitaliste et hyper moderne. La fin d’un monde et un saut dans l’inconnu servi par un style caustique et une écriture rapide et décapante. Sympathique sans être indispensable.

Antoine
Antoine
Passionné de livre depuis mon plus jeune âge, je vous propose de partager cette passion de la Plume sur ce site internet.
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