Critique par Sibylline – Petit voyage dans le temps
En voiture! Grimpez dans le livre d’Andrea Camillieri et il partagera avec vous sa capsule extratemporelle (si, c’est comme ça qu’on dit) et vous permettra de passer quelques jours dans l’ombre du Caravage se débattant au cœur des difficultés sociales qu’il était si habile à se créer. Prenez vos billets pour le tout début du 17ème siècle, et pour le lieu, que diriez-vous de Syracuse, vous savez, celle qu’on voudrait tant voir ?…
Mais comment Camillieri lui-même s’est-il procuré le billet ?… Eh bien, je pense qu’il a dû avoir un peu de mal à nous l’expliquer et c’est pourquoi en fin de compte, nous avons droit à une introduction explicative que pour ma part, je n’ai pas trouvée particulièrement crédible. Mais enfin, ne boudons pas notre plaisir.
A la suite donc de diverses manœuvres improbables (à mon avis), le célèbre écrivain qui nous livre cet opuscule, se trouve en mesure de consulter une sorte de journal intime du peintre Michelangeli Caravagio, dit Le Caravage, pendant presque une journée. Il peut prendre des notes, mais pas l’emporter. Il n’a pas le temps de tout copier. Il lui faut donc très vite faire des choix et relever tout ce qu’il peut, tout en acceptant que ce ne soient que visions fragmentaires. Ces quelques pages sauvées, il nous les livre.
Camillieri s’est livré alors à un intéressant travail sur l’usage de la langue ancienne. Nous découvrons donc ainsi les mots du début du 17ème dont la poésie surannée ne peut pas ne pas nous toucher, nous amenant sans cesse à rêvasser sur les étymologies… (j’aime bien l’étymologie et c’est vrai que moi, elle me fait toujours partir dans des songeries). Tout comme nous touche la détresse mentale du pauvre Caravage qui tremble pour sa vie et n’arrive plus à juguler les démons grandissants de ses troubles psycho- et somatiques.
Nous apprenons en fin d’ouvrage qu’en fait, c’est une nouvelle que Camillieri avait voulu écrire là, mais qu’il avait «débordé» ses prévisions. Avec sa centaine de pages, c’est long pour une nouvelle, court pour un roman, juste comme il faut pour 2-3 heures de voyage dans le temps en compagnie de ce personnage que le génie de la peinture n’empêche pas que je n’aurais pas tenu plus que cela à le fréquenter dans la réalité, mais que j’ai été enchantée de voir ainsi à cette période difficile où, deux condamnations à morts pesant sur sa tête, il tentait de s’échapper tout en jalonnant sa piste de chef-d’œuvres comme le Petit Poucet abandonnait des cailloux blancs.
Une drôle d’époque, tout de même…
Un plus que j’ai beaucoup apprécié: un carnet central de reproductions en couleur. C’est si pénible de lire des remarques sur un tableau sans l’avoir sous les yeux, même modèle réduit.
Critique par Mapero – Fou de peinture
Une fiction à l’intérieur d’une fiction. On a connu des romans construits sur la découverte de manuscrits dans une malle retrouvée dans un grenier. Alors Camilleri a innové : un jour à Syracuse, l’auteur est contacté afin de se rendre à un mystérieux rendez-vous puisqu’on lui bande les yeux pour s’y rendre. Dans une maison isolée, un certain Carlo qui semble avoir bien des ennemis lui montre du matériel utilisé par les peintres du XVIIe siècle et de vieux manuscrits. Il faut les consulter dans l’après-midi même.
Ces vieux papiers proviennent d’une descendante du peintre Minitti. Plus qu’un véritable journal, ce sont des notes prises par le Caravage dans sa fuite vers le sud. Condamné à mort pour meurtre par la justice romaine le Caravage avait déguerpi jusqu’à Naples pour retrouver des protecteurs et de là jusqu’à Malte où le Grand Maître Alof de Wignacourt le fait chevalier de l’Ordre pour lui permettre d’échapper à la condamnation pontificale. Cette virée méditerranéenne est bien sûr jalonnée d’œuvres commandées par les chevaliers de Malte puis par des couvents siciliens et reproduites dans le cahier central du livre. Le peintre voit comme un Soleil noir — d’où le titre — qui inspire ses œuvres et leur clair-obscur. Ce Soleil noir serait luciférien estime-t-on à Malte où on a su qu’il consultait une magicienne, la Celestina et ses maléfices, ce qui mène l’artiste en prison. Heureusement, son fidèle ami Minitti organisera son évasion et l’aventure continuera en Sicile ponctuée par les accès de fièvre, les visions et les hallucinations qui font que le génie et la folie se rejoignent.
De même se rejoignent les deux temps de la fiction : « …au moment où le mystérieux Carlo me donnait à lire les pages du Caravage braqué par des gardes du pape et par des sicaires des Chevaliers de Malte, lui-même voyait une situation analogue, recherché par la police et par les hommes de main de la mafia. ».
Pour faire sentir la langue vieillie du Caravage, la traductrice, Dominique Vittoz, utilise des dizaines de termes venus du vieux français ou de l’argot lyonnais comme on l’a vu, par exemple dans “Le neveu du Négus”. Le pauvre fugitif a « l’esprit démanché », on le voit se « belutant le cerveau » et dans une bagarre risquer de « débarouler l’escalier ». Généralement le contexte suffit pour comprendre et goûter ces pages remarquables.
Ainsi ce petit livre associe-t-il plusieurs plaisirs : des peintures magnifiques, des aventures épiques, et une écriture au-dessus du commun.