Critique par Yspaddaden – C’est puzzlologique
La lecture du dernier roman d’Antoine Bello, « Les falsificateurs », m’avait déjà enthousiasmée; avec « Éloge de la pièce manquante », son roman précédent, me voilà euphorique. C’est un livre extrêmement maîtrisé, qui joue avec le lecteur et qui est lui-même ce qu’il décrit: un puzzle.
L’intrigue: «Entre mars et septembre de l’année 1995, cinq meurtres vinrent endeuiller le circuit professionnel américain de puzzle de vitesse. Le modus operandi était toujours le même: la victime, qui avait succombé à une injection massive de penthotal, était retrouvée amputée d’un membre, toujours différent. Sur son cadavre, l’assassin avait placé un morceau de cliché Polaroïd représentant le membre correspondant d’un autre homme.» Tout au long de quarante-huit chapitres, Antoine Bello sème des indices pour permettre au lecteur de trouver qui est l’assassin. Autant vous dire que c’est un vrai bonheur.
D’abord, nous voilà introduit dans le circuit professionnel américain de puzzle de vitesse. Comment ça vous ne connaissez pas? Pas étonnant en fait, car l’auteur invente de toutes pièces ce nouveau sport, avec ses règles, ses athlètes, ses championnats, ses records. Imaginez: soixante-dix à quatre-vingts pièces par minute, un puzzle de mille pièces en vingt-cinq minutes! Et le JP Tour, championnat international, «c’est l’avenir du sport à la télévision», déjà au moins aussi populaire que le base-ball, le basket, le football. Bello nous en donne un avant-goût dès le chapitre cinq en forme de reportage radiophonique d’un tournoi de la fédération: l’ambiance, la tension, la vitesse: on se croirait sur une étape du Tour de France! C’est extrêmement subtil et drôle: j’adore. Je vous conseille également la lettre de Rupert Clockwise (le bien nommé) au poste de chronométreur officiel du circuit professionnel de puzzle de vitesse: un vrai bonheur de second degré. Nul doute que bientôt, vous aussi, vous adhérerez à la Société de puzzologie, qui n’est rien moins qu’un ordre: «on y entre comme on entre en religion, en sachant qu’en s’effaçant au profit de la collectivité, on participe à l’élaboration d’un ensemble plus riche que la somme des individualités qui le composent.»
Il y a pourtant des passages vraiment longs et qui semblent n’avoir rien à voir avec l’intrigue principale. Je pense par exemple à la construction/déconstruction d’un mur de parpaing par deux ouvriers du bâtiment censés mettre en oeuvre la configuration d’équilibre. Et pourtant, à ce moment-là de sa lecture, le lecteur sait que cette histoire de mur n’est pas là pour rien. Il sait qu’Antoine Bello est un auteur qui ne laisse rien au hasard et le guide pas à pas vers la résolution de l’énigme. Et quand arrive le chapitre vingt-huit intitulé «Éloge de la pièce manquante», il est cuit! Écrit par un certain Neville Batterson, qui déclare vouloir démonter «magistralement les mécanismes de composition puzzlique et surtout sign[er] une oeuvre qui dépasse le cadre de la réflexion puzzlologique pour dynamiter les schémas d’écriture traditionnels.» On ne peut pas faire plus clair.
De fait, je dirais que ce roman est un exercice de style extrêmement brillant, une mise en abîme de l’écriture qui parvient à réfléchir sur l’oeuvre tout en maniant un humour jubilatoire. Bello joue avec les nerfs du lecteur, qui voit bien ça et là s’accumuler pistes et détails sans parvenir, en tout cas pour ma part, à la résolution. Heureusement qu’il a le bon goût de ne pas nous laisser en rade et d’ajouter trente pages explicatives, mettant en scène un lecteur lambda et l’assassin.
Roman puzzle, « Éloge de la pièce manquante » n’est pas un livre facile à lire. Il juxtapose, dans un apparent désordre qui est un fait une construction irréprochable, articles de journaux, comptes rendus de réunion, correspondances… Mais si on se laisse prendre, quel plaisir! On trépigne, on veut savoir, on salue la maîtrise de Bello. J’ai lu les cent cinquante dernières pages d’une traite, pas question de manger, dormir, ou de lever mes fesses du canapé! J’avais en plus fort heureusement quelqu’un à côté de moi à qui raconter la progression de ce jeu de piste qui vous enthousiasmera vous aussi si vous aimez les jeux littéraires.