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Critique par Mapero – Jed M. et Michel H. inventent l’art du nouveau millénaire
Je me suis intéressé à ce livre quand j’ai découvert que l’art contemporain y tenait une place centrale et que l’auteur ne manquerait pas d’exposer des idées personnelles, sur la peinture et la photographie, sur l’architecture aussi. Mais tous ces arts sont incarnés par des artistes solitaires: tel est l’autre sujet de ce livre captivant de notre romancier le plus controversé. Enfin, en se mettant en scène dans ce roman, l’auteur ne manque pas de régler ses comptes, d’autant plus que le personnage de Jed a quelque chose de lui-même comme le lecteur le devine très vite.
L’art donc. Jed a commencé par photographier avant de peindre et, plus tard, Jed reviendra à la photographie pour créer des surimpressions végétales. Il s’est d’abord consacré à des clichés pour des catalogues avant d’en venir à la création. C’est l’explication du titre: il perce dans le milieu artistique avec des clichés retravaillés de fragments de cartes Michelin représentant des territoires de villages de diverses provinces. Ensuite Jed devient un peintre figuratif, se consacrant à des portraits dans un environnement professionnel, depuis des métiers traditionnels jusqu’à des situations actuelles comme « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique». L’incipit — délicieux — nous confronte ainsi d’emblée à «Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art». À sa seconde exposition dans une galerie parisienne Jed accède au succès; la rédaction du catalogue par Michel Houellebecq en personne y est pour beaucoup. Le romancier est payé de son effort par un portrait que Jed vient lui livrer un premier janvier dans son ermitage campagnard. Un portrait que le peintre récupérera mais dont il ne pourra supporter la présence dans son intérieur et qu’il se résoudra à vendre. Les conversations entre le romancier et le peintre puis entre le peintre et le commissaire de police ne manquent pas d’évoquer la peinture contemporaine. La scène d’un crime évoque à Jed une toile de Jackson Pollock dégoulinante de sang, tandis que l’écrivain dit tout le mal possible de Pablo Picasso.
« Le portrait de Dora Maar par Picasso, qu’est-ce qu’on en a à foutre? De toute façon Picasso c’est laid, il peint un monde hideusement déformé parce que son âme est hideuse, et c’est tout ce qu’on peut trouver à dire de Picasso, il n’y a aucune raison de favoriser davantage l’exhibition de ses toiles, il n’a rien à apporter, il n’y a chez lui aucune lumière, aucune innovation dans l’organisation des couleurs ou des formes, enfin il n’y a chez Picasso absolument rien qui mérite d’être signalé, juste une stupidité extrême et un barbouillage priapique qui peut séduire certaines sexagénaires au compte en banque élevé. » (Extrait, page 176).
« La Carte et le Territoire » tient il est vrai du règlement de comptes tous azimuts, non seulement contre Picasso, mais aussi contre Le Corbusier, Christine Angot, François Mitterrand qualifié de «vieille momie pétainiste», les journalistes qui n’ont su ni l’interviewer ni le comprendre, et les plombiers parisiens. En revanche Chesterton, William Morris, Jean-Louis Curtis, Frédéric Beigbeder et Thierry Jonquet figurent du côté des bons auteurs. Des questions resteront cependant sans réponse, exemple: «Houellebecq aimait-il Robbe-Grillet ou non…»? Vertigineux!
La solitude du créateur est un leitmotiv de ce récit, tant pour Jed que pour Houellebecq. Ce dernier, après avoir divorcé, s’est retiré dans un pavillon irlandais sans se soucier de le meubler ni de cultiver son jardin. C’est là que Jed le rencontre une première fois pour lui demander de contribuer au catalogue de l’exposition qui fonde sa notoriété, et une seconde lorsqu’il le photographie pour préparer son portrait. Le romancier se retire ensuite dans un ermitage provincial qui lui sera fatal. Quant à Jed, s’il quitte son atelier d’artiste pour rompre avec le milieu parisien, c’est aussi pour s’installer dans un domaine provincial hérité de sa grand-mère. Tous deux aiment à vivre seuls et loin du monde, dans une misère affective chère à la thématique de l’auteur. Les femmes n’ont pas réussi à les retenir: même la belle Olga n’a pas évité à Jed de retourner à la solitude. On aurait pu dire aussi: la tristesse de l’artiste en général, car les deux personnages essentiels du livre, Jed Martin le peintre, et Michel Houellebecq le romancier, ne sont que très épisodiquement portés à illustrer la joie de vivre. De même, le père du peintre, architecte imaginatif et baroque contrarié par les lois du marché et les règles du Bauhaus, veuf depuis longtemps, envisage le suicide après une vie de travail acharné qui ne lui a jamais permis d’approfondir ses relations avec son fils. Bref, des personnages peu doués pour « La poursuite du bonheur ». L’auteur n’hésite pas à se présenter comme une sorte de semi-autiste bougon et à tenir sur lui des propos peu amènes: «Houellebecq souhaitait avant tout qu’on lui foute la paix.» Mais cela, le succès l’interdit sans doute.
Dans ce roman très réussi, Michel Houellebecq tient à porter un regard réaliste, objectif, sur ce qui nous entoure. Suite à un assassinat atroce le roman se transforme en enquête permettant à l’auteur de sacrifier à la mode du polar. Sa description du commissaire Jasselin et de ses hommes, jusqu’au «brigadier Bégaudeau», de leur travail difficile relayé par celui des spécialistes du vol des œuvres d’art, prolonge ce style documentaire que l’auteur utilise comme un leitmotiv réaliste et qui le fait accuser de piller Wikipedia pour en extraire des fiches sur la stérilisation masculine, ou le chien bichon. Pour renforcer cet effet de réel, il met en scène des personnages vivants à côté des personnages de fiction. Un célèbre présentateur de télévision connu par son penchant pour les provinces est ainsi le roi d’une fête: on croit d’abord que l’auteur veut seulement se moquer de Jean-Pierre Pernaut. En fait, cela rejoint un autre thème fort du roman, c’est la province contre Paris. Le romancier se mue alors en économiste et géographe visionnaire. La France en état de complète désindustrialisation retrouve paradoxalement la prospérité avec l’essor du tourisme vert et culturel dans une France profonde vidée de ses paysans, — c’était déjà celle des hôtels de charme que Jed visitait avec Olga au temps de leurs amours, celle vers laquelle convergent maintenant les riches étrangers désireux de connaître « l’art de vivre » à la française: une projection dans un avenir proche, comme dans les « Particules élémentaires ».
Faisant preuve d’autodérision et d’un beau sens de l’humour qui n’empêchent pas la gravité quand il convient, Michel Houellebecq a probablement signé avec « La carte et le territoire » son meilleur livre à ce jour.
Critique par Mouton Noir – Tout ça pour le même prix!
En suivant le parcours de Jed Martin, artiste plasticien, le narrateur –car il faut l’appeler ainsi puisque l’écrivain est devenu un personnage – s’interroge sur sa propre destinée et nous embarque dans tout ce qui peut constituer notre vie d’aujourd’hui: le quotidien banal devenu déclencheur de destin (une panne de chauffe-eau, la lecture d’une carte Michelin…), la gloire et l’argent, la notoriété, la France et son économie, le tourisme, la ruralité, la mort … autant de thèmes chers à l’auteur et qu’il varie à l’envi pour déboucher dans une troisième partie qui lorgne vers le polar et un épilogue aux accents d’anticipation.
Voilà un livre compact et tout y est traité de façon parfois pédagogique voire un peu démonstrative mais tellement nécessaire. Ainsi lorsque le narrateur parle d’un chien, il fait l’historique de sa race, s’il s’intéresse à un nouveau personnage, on a droit à sa fiche signalétique, son parcours professionnel, ses amours, amitiés rencontres… mais avec juste ce qu’il faut de vraisemblance et d’humour pour ne pas sombrer dans l’ennui. Tout cela relance la machine, nous aide à en comprendre les rouages. Bien sûr nous avons droit au Houellebecq qui cite les marques, se documente sur la photographie, le travail du policier mais ce qui reste fascinant c’est l’utilisation qu’il fait des personnes réelles transformées ici en personnages: les artistes Jeff Koons et Damien Hirst mis en abyme dans un tableau de Martin ainsi que Bill Gates associé sur la toile à Steve Jobs pour finir par se représenter lui-même «Michel Houellebecq, écrivain» sur une toile de cet artiste fictif, dans une série qu’il fait sur les métiers dont certains disparaissent au profit d’autres. On rencontre par ailleurs des personnes des médias (Jean-Pierre Pernaut ou Frédéric Beigbeder…)
Reste la mise en scène de l’écrivain lui-même. Il semblerait que ce soit assez la tendance – bien que Houellebecq y parvienne avec assez de talent, de détachement et d’humour – puisque Brett Easton Ellis, écrivain américain de la même génération que Houellebecq l’a fait dans « Luna Park ». Il est intéressant de constater que ces écrivains remettent à plat les rapports qu’entretient l’auteur et le narrateur qu’on nous interdit de confondre durant nos chères études, à juste titre d’ailleurs. Comment parler mieux de la mort en mettant en scène son propre enterrement? Comment mieux parler de soi en se mettant à distance géographique (Martin rencontre Houellebecq en Irlande), dans le regard des autres personnages et de soi-même et en devenant à son tour objet de fiction? Tout est repensé.
Il y a dans ce roman plusieurs couches –comme dans un tableau d’ailleurs- où l’on retrouve le roman de l’ascension sociale à la Balzac (Jed Martin passe de l’anonymat à la gloire et la reconnaissance), une réflexion sur l’économie de notre pays, devenu un centre touristique mais où la ruralité change , de même que l’approche des autochtones ont vis-à-vis des étrangers – on parle ici de la Creuse –qui passe de paysans ancrés dans leur monde à de rurbains venus s’installer pour développer des entreprises ouvertes sur le monde via internet, les éternels rapports père-fils, ascendance/ continuité, la vie sociale et la vie solitaire, l’amour fugitif et magique …, c’est un peu les Galeries Lafayette de la littérature, avec une pensée parfois un peu conventionnelle du narrateur: sur le mouton-phrase qui m’a fait bondir!- alors que Martin lui rend visite en Irlande, le personnage Houellebecq qui a peur de se couper les doigts sur une tondeuse, justifie le mauvais entretien de sa pelouse ainsi:
« Je pourrais acheter un mouton, mais je ne les aime pas. Il n’y a pas plus con qu’un mouton. » (138)
De même, cette haine des moutons fonctionne à mon sens avec l’amour du chien et l’admiration de Pernaut. C’est un portrait très compact du français moyen, non?
Je reste admiratif de Houellebecq néanmoins car son roman n’est jamais ennuyeux et hautement créatif.
Un Goncourt mérité.
Sans rancune!
Critique par Éléonore W. – Celui pour qui le Goncourt arriva!
« Il regretta d’avoir laissé Geneviève sortir de sa vie »
Jed est un artiste. Son atelier est rempli des tableaux qu’il peint. Sur l’un d’eux, «le père de Jed, debout sur une estrade au milieu du groupe d’une cinquantaine d’employés que comptait son entreprise, levait son verre avec un sourire douloureux.»
Jed a l’habitude de réveillonner avec ce père, ancien architecte, qui a quitté son pavillon du Raincy pour une maison de retraite médicalisée. Leur repas annuel aura donc désormais lieu dans une brasserie et non plus dans cette maison familiale. Difficile de trouver des sujets de conversation entre ce père et ce fils malgré une attirance commune pour le monde de l’art. Mais Jed est célibataire et mène une vie plutôt ascétique, il n’a donc pas grand-chose à raconter si ce n’est répondre aux questions que son père lui pose sur ses projets artistiques. Car Jed a toujours aimé dessiner. «Jed ne se souvenait plus quand il avait commencé à dessiner, sans doute depuis toujours, ce qu’il savait c’est qu’il dessinait des fleurs pendant que la baby sitter téléphonait à son petit ami du moment». Difficile aussi d’aborder comme sujet sa mère décédée alors qu’il était enfant car son père n’en parle jamais.
«C’était un bon père, il était considéré comme tel par ses amis et ses subordonnés; Il faut beaucoup de courage à un homme veuf pour élever seul un enfant. Jean-Pierre avait été un bon père les premières années, maintenant il l’était un peu moins, il payait de plus en plus d’heures de baby-sitter, il dînait fréquemment à l’extérieur (le plus souvent avec des clients, parfois avec des subordonnés, de plus en plus rarement avec des amis car le temps de l’amitié commençait à décliner pour lui, il ne croyait plus vraiment qu’on puisse avoir des amis, que cette relation d’amitié puisse vraiment compter dans la vie d’un homme, ni modifier sa destinée), il rentrait tard et ne cherchait même pas à coucher avec la baby sitter…. Il était le chef d’une famille décomposée et n’envisageait nulle recomposition.» PDG d’une entreprise de construction, il s’était spécialisé dans la réalisation de stations balnéaires clefs en main.
Comme son père, Jed consacre lui aussi sa vie à l’art. Entré aux beaux arts de Paris , il abandonne le dessin pour se consacrer à la photographie d’objets manufacturés du monde, il se lance dans une carrière artistique sans autre but que donner une vision objective du monde. C’est en achetant une carte routière pour se rendre à l’enterrement de sa grand-mère «Michelin département» de la Creuse, Haute Vienne qu’il connait sa seconde grande révélation artistique. Trouvant la carte sublime, il achète alors toutes les cartes Michelin qu’il peut trouver, qu’il photographie sous un certain angle, celui du territoire, et présente sa collection à une exposition réalisée pas ses anciens camarades de promotion. Il y rencontre la personne responsable de la communication chez Michelin Olga, une femme tellement belle qu’il était «même surprenant qu’au moment où elle avait rencontré Jed, elle n’ait pas eu d’amant attitré».
Nous suivons donc dans la première partie du roman la vie de cet artiste, personnage très original, à la fois passionné par son art et le faisant de façon détachée, comme un automate et sous forme de cycle, passant du dessin à la photographie pour revenir au figuratif. C’est le jour où un galeriste lui propose d’exposer ses toiles qu’il va véritablement accéder à la célébrité, d’autant que cet homme providentiel lui soumet l’idée de demander à Houellebecq en personne de rédiger le catalogue de l’exposition. Ainsi notre romancier maudit se met en scène, dans une superbe mise en abyme de sa vie en Irlande, de sa mélancolie, de son vague à l’âme et de sa solitude. Car c’est dans une maison à la campagne, dont il ne s’occupe même pas du jardin et loin de toute personne humaine, qu’il apparait tel que nous l’imaginions ou savions qu’il vivait pour tant soit peu qu’on se soit intéressé à sa vie et aux biographies sorties précédemment sur lui.
Il était temps! Enfin le Goncourt pour ce romancier grâce à son livre le moins provocateur, et surtout moins excessif que les précédents. Un Houellebecq assagi en quelque sorte mais tout aussi talentueux et cynique, qui se fait volontiers sociologue, avec une vision caustique mais juste de la société dans laquelle nous vivons et qu’il se plait à contempler et à analyser. Sans nul doute a-t-il mis beaucoup de lui-même dans le portrait de Jed, cet homme solitaire, sans ami, et ne recherchant pas la présence d’autrui, se retrouvant de ce fait à passer des après midi entières dès l’adolescence à lire, acquérant ainsi une grande culture pour son âge, avec une vie sexuelle quasi inexistante, ou du moins difficile, comme souvent chez les héros de houellebecquiens, ou plutôt anti-héros.
Mais le plus beau dans ce roman, ce sont ses relations épisodiques avec son père, et l’approche de la mort à tel point qu’il finit pas la mettre en scène dans la dernière partie du livre, faisant basculer le récit dans l’enquête policière. Avec toujours une écriture fluide, limpide, forte qui fait de ce récit somme toute banal (le quotidien d’un artiste) un roman où on ne s’ennuie pas une seconde et où on retrouve les thèmes chers à l’auteur au premier rang desquels la solitude, le désenchantement, la mélancolie. Houellebecq n’est pas l’écrivain du bonheur et son héros n’aspire pas au plaisir malgré une ascension sociale digne de celle d’un Julien Sorel.
On oublie souvent que Houellebecq avant d’être le phénomène qu’il est a été pour son premier livre refusé par tous les grands éditeurs. Rejeté ainsi par le milieu littéraire avant d’en être adoubé, je suis heureuse que cet artiste souvent décrié soit enfin primé. Étonnant que ce soit avec son roman le plus sage, peut-être celui de la maturité. En tout cas, il fait la quasi unanimité!
Critique par Sibylline – D’un Noël à l’autre
Étant la quatrième à m’exprimer sur notre dernier Prix Goncourt, je vais me dispenser de reprendre ce qui a déjà été dit ci-dessus et avec quoi je suis globalement d’accord, pour développer d’autres points.
D’un Noël à l’autre, un an passe et nous suivons Jed Martin, le personnage principal qui évolue doucement sur sa trajectoire. Nous le suivons de sa jeunesse, avec ses relations avec son père – tous deux sont des introvertis- à sa fin, après un brillante carrière artistique. Il ne faut pas chercher la clé, le personnage de Jed n’est pas inspiré d’un plasticien réel, bien plutôt de ce que Houellebecq s’imagine qu’il aurait pu faire s’il avait choisi ce mode d’expression. Ce qui nous donne l’occasion d’apprécier l’imagination et la créativité de l’auteur qui a par ailleurs mis beaucoup de lui-même dans la personnalité de Jed Martin. L’auteur a parfaitement réussi à donner vie à un personnage plus vrai que nature, auquel on croit sans hésitation.
Mais le voici (l’auteur) qui apparaît également sous les traits d’un autre personnage: Houellebecq, écrivain. Il sera contacté par Jed pour rédiger le catalogue de son exposition. Les deux hommes étant ainsi amenés à se rencontrer, commencent très lentement à se tisser les prémices de ce qui pourrait peut-être devenir de l’ amitié. C’est une époque où Houellebecq, dépressif, s’est isolé en Irlande dans une maison qu’il n’entretient pas. Cela peut correspondre à une période de la vie du vrai Houellebecq. Viendra, dans une 2ème partie le Houellebecq qui s’est retiré dans la maison de sa grand-mère dans le Loiret avec un chien et qui y est heureux. Ce qui pourrait correspondre à un futur du vrai Houellebecq. La 3ème partie se fera sans lui.
Quand Houellebecq a rédigé le catalogue de l’exposition, il a souligné qu’après avoir photographié des objets créés par l’homme, Jed s’est intéressé assez logiquement, à l’homme lui-même dans ses fonctions professionnelles. Ce que Houellebecq ne dit pas car il ne le sait pas encore (et ne le saura d’ailleurs jamais) est que la dernière partie de la production de cet artiste alors déclinant mettra en scène le déclin de l’homme et de ses objets. Cette troisième partie prouvant que la vision que Houellebecq avait eue de l’œuvre était la bonne. Le tout donnant une très forte cohésion et un fort réalisme à l’ensemble.
Ce livre est aussi l’occasion d’une réflexion sur les objets et notre mode de consommation, et pas seulement dans les œuvres de Jed. Dans notre monde, un roulement des objets a été instauré et imposé par les industries et aucun ne dure longtemps. Bientôt, on ne trouve plus l’objet que l’on appréciait et auquel on tenait peut-être, et le Houellebecq du roman pleure de regret sur certains d’entre eux. En effet il y a de quoi pleurer non seulement sur leur disparition mais sur ce formatage auquel nous ne pouvons échapper qui nous apprend à rechercher toujours le nouveau pour le nouveau hors même toute idée d’amélioration ou de progrès. On nous a injecté des pulsions de changements. D’autre part l’objet est vidé de son sens puisque par exemple on n’a plus besoin d’une montre pour avoir l’heure mais de la dernière montre. Bientôt ce sera « même si elle ne donne pas l’heure ». De même, au niveau du pays, la production de biens agricoles disparaît peu à peu, faisant place à du spectacle et du « loisir », en clair, on ne produit plus un objet utile, répondant à un besoin humain, mais une image de bien-être répondant à un désir qu’on nous a implanté. Nous ne sommes plus en train de satisfaire nos besoins, mais de correspondre à l’image qu’on nous a donnée en modèle de bonheur, bonheur par la consommation. Ce roman a le grand mérite de nous dire aussi cela.
Au début du roman, le père de Jed, entendant parler de Houellebecq dit «C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société.» et le lecteur sent bien que c’est ce que l’auteur voudrait surtout que l’on dise de lui et même, estimerait juste que l’on dise. Alors j’ai réfléchi à la question et oui, il me semble qu’on pourrait dire cela de lui, en particulier que sa vision de la société est plus juste que celles qui nous sont habituellement présentées et que c’est l’une de ses grosses qualités.
Pour ce qui est du titre : La carte est la représentation intellectuelle, le mot, alors que le territoire est la chose elle-même. La carte est donc une interprétation du territoire, et pas la seule possible. Et l’on comprend ainsi le fameux «Une carte n’est pas le territoire» de Korzybski, formule qui fit florès et qui a inspiré le titre, ainsi que l’actuel «La carte est plus intéressante que le territoire» de Houellebecq.
Pour ce qui est de l’écriture, en peinture, l’auteur semble tenir en peu d’estime le cubisme et les écoles proches, il est d’autant plus notable qu’il utilise lui-même le collage dans l’écriture de ce roman. Car, autant voire plus que l’histoire, ce qui m’a frappée dans ce livre, c’est la façon dont il était écrit. Il faut dire que c’est mon 1er Houellebecq. Mais le recours au collage (Wikipedia, guides, notices etc.) est central et, quoique plus ou moins bien réalisé selon les moments, son usage est tout à fait dans la lignée des intentions cubistes. Mais c’est vrai que ces « inclusions » sans être rarissimes dans la littérature moderne, ne se sont guère développées -sans doute à cause de la fragile frontière avec le plagiat- et il ne me semble pas avoir encore lu quelqu’un les intégrant aussi systématiquement et avec autant de talent à son art. Je dois dire qu’à part quelques exceptions, j’ai trouvé que cela était très bien fait et servait le dessein de l’auteur ce qui est la définition même d’une bonne méthode.
Et puis pour finir, on ne le souligne pas assez, Houellebecq piétine un tabou: son propre assassinat. Peu l’ont fait avant lui, répulsion à se voir massacré, crainte peut-être de donner des idées à un dingue quelconque… notre iconoclaste quant à lui ne se laisse pas impressionner et brave sans vergogne l’interdit tacite. Je crois que ce n’est pas une chose si évidente à faire.
Je pourrais parler encore longtemps de ce livre mais j’ai déjà fait assez long, je laisse à quelqu’un d’autre le soin d’évoquer ses réflexions sur l’art ainsi que le goût de la solitude avec le « paradis » rêvé et réalisé de la tour d’ivoire.
Critique par P.Didion – Houellebecq s’amuse
On a pu voir l’attribution du Prix Goncourt au dernier roman de Michel Houellebecq comme un geste d’apaisement, une sorte de gentleman’s agreement entre le monde littéraire et l’écrivain. Un apaisement sensible aussi bien dans les prises de parole du romancier qui ont accompagné la promotion de son livre que dans le contenu même de celui-ci. Au final, pour crier sus à l’usurpateur, il n’y aura donc eu que Tahar Ben Jelloun, donnant dès lors l’impression d’être en retard d’une guerre, et quelques autres de moindre renom très fiers d’avoir relevé dans « La carte et le territoire » quelques emprunts à Wikipédia. Révélations aussi assourdissantes qu’un pétard mouillé dans la trompe acoustique de Tryphon Tournesol dans la mesure où ces emprunts sont tellement évidents, et même assumés, qu’ils ne peuvent que faire partie de la construction du roman. Que celle-ci soit attaquable, c’est une chose que l’on peut entendre, mais certainement pas sur ce terrain aux dimensions d’un ridicule confetti.
Le Houellebecq apaisé se reconnaît, littérairement parlant, à un arasement visible du propos et de l’écriture. Plus de diatribe, plus d’attaque féroce contre telle personne ou telle société, on entend d’ici les ronronnements de béatitude émanant du service juridique de Flammarion. Mais ce n’est pas pour autant que l’auteur abandonne ses dadas : la place de l’artiste dans la société, le vieillissement, l’illusion des rapports humains et sociaux constituent toujours son pain quotidien. Chez Houellebecq, untel ne va pas au boulot, au taf ou au turbin : il va « jouer son rôle de segment dans un système de production et d’échange » ou quelque chose comme ça. Chez Houellebecq, un artiste ne crée pas, il « ajoute de nouveaux objets, qualifiés d’artistiques, aux innombrables objets naturels ou artificiels déjà présents dans le monde ». C’est générationnel : dans les années 1970, Houellebecq fait partie de ceux que l’on croisait le samedi après-midi à la Fnac les bras chargés des volumes de chez Maspero ou de Gallimard collection « Idées » qu’ils allaient s’envoyer en infusion continue pendant le week-end. Forcément, ça laisse des traces. Le constat serait négatif et la lecture décevante si ce ressassement thématique et cet affadissement dans le propos n’étaient compensés par l’apparition d’une arme qu’on ne pensait pas dénicher dans la panoplie de l’auteur : l’humour. Pour ridiculiser un personnage public, deux phrases de compliments ironiques s’avèrent beaucoup plus efficaces qu’une attaque frontale, pour mettre en évidence une forme de bêtise, un paragraphe faussement enjoué vaut mieux qu’une harangue. Vous ajoutez à cela une dose d’autodérision perceptible dans le portrait des deux personnages principaux, un peintre et un écrivain nommé Michel Houellebecq (« vêtu d’un pyjama rayé gris qui le faisait vaguement ressembler à un bagnard de feuilleton télévisé » lors de sa première apparition), et la chose surgit dans toute son improbable splendeur : Houellebecq s’amuse. Et amuse son lecteur, le divertit même au long d’une histoire policière très « à la manière de » qui occupe la deuxième moitié de son roman.
Alors, le Goncourt ? Si l’on prend cette récompense pour ce qu’elle est, un fait économique, elle est au final assez réjouissante : si les 400 pages de Houellebecq permettent à Teresa Cremisi, la directrice de Flammarion, de publier, sans espoir de profit financier, les 900 pages d’Entre miens de François Caradec, alors bravo.
Critique par Wictoriane – Peindre, écrire ou photographier
Après son passage aux Beaux Arts, Jed Martin devient malgré lui un artiste reconnu et envié quoique parfois vite oublié entre ses périodes d’expositions. Un jour, son galériste lui recommande de contacter Michel Houellebecq afin qu’il s’occupe des textes de son prochain catalogue. La rencontre avec l’écrivain impressionne Jed qui n’hésite pas à accompagner la police sur les lieux où l’écrivain est retrouvé sauvagement assassiné afin d’aider à résoudre ce crime.
Très bon roman d’un auteur qui mérite largement son statut de romancier. Un style que j’ai envie de qualifier d’impeccable : rien à reprocher, c’est simple, direct, évident. On savoure, on déguste, on jubile, on l’applaudit en silence à défaut de pouvoir le féliciter en personne.
Jed Martin réussit à m’émouvoir alors que sa vie n’est qu’une succession d’étonnements : la gloire, l’amour et même la beauté ne sont pour lui qu’un hasard. Seule compte au fond la réalité du temps, la mort au bout de tout compte.
On y parle aussi (j’allais dire évidemment) de la société de consommation, les modes, le pouvoir, un peu de politique, l’art, la reconnaissance (de l’artiste), la richesse, la solitude, l’amour, la famille, le suicide, le retour au terroir. C’est pertinent, souvent réaliste et juste. Sans oublier l’humour (parfois décalé).
« Il y a une chose que je me demande en regardant votre travail depuis tout à l’heure : pourquoi avoir abandonné la photographie ? Pourquoi être revenu à la peinture ?
Jed réfléchit longtemps avant de répondre. « Je ne suis pas très sûr de savoir, avoua-t-il finalement. Mais le problème des arts plastiques, il me semble, poursuivit-il avec hésitation, c’est l’abondance des sujets. Par exemple, je pourrais parfaitement considérer ce radiateur comme un sujet picturel valable. » Houellebecq se retourna vivement en jetant au radiateur un regard suspicieux, comme si celui-ci allait s’ébrouer de joie à l’idée d’être peint ; rien de tel ne se produisit.
« Vous, je ne sais pas si vous pourriez faire quelque chose, sur le plan littéraire, avec le radiateur, insista Jed. Enfin si, il y a Robbe-Grillet, il aurait simplement décrit le radiateur… Mais, je ne sais pas, je ne trouve pas ça tellement intéressant… » Il s’enlisait, avait conscience d’être confus et peut-être maladroit, Houellebecq aimait-il Robbe-Grillet ou non il n’en savait rien, mais surtout il se demandait lui-même, avec une sorte d’angoisse, pourquoi il avait bifurqué vers la peinture, qui lui posait encore, plusieurs années après, des problèmes techniques insurmontables, alors qu’il maîtrisait parfaitement les principes et l’appareillage de la photographie. » (p.137)
L’homme (au sens large) ne fait que passer et le héros de l’histoire s’applique à illustrer selon des techniques qui varient dans le temps (photographies, peintures, vidéos) l’émouvante capacité de la nature à effacer le passage de l’homme.
Reste à l’écrivain l’émouvante capacité à nous emporter dans son monde même s’il est légèrement désenchanté.