Critique par Eeguab – Mourir à la Fontaine aux Fleurs (Bloemfontein)
Le Sud-africain Karel Schoeman m’enchante toujours depuis que je l’ai découvert avec « Retour au pays bien-aimé » et « La saison des adieux ».
Versluis,Hollandais grave, solitaire et malade vient d’arriver à Bloemfontein, modeste cité d’Afrique du sud au bien joli nom. En fait il cherche une ultime étape pour son départ. Accueilli dans les communautés hollandaises et germaniques, soigné ainsi loin de sa rare famille car Versluis est un homme sans postérité dont on ignorera toujours le prénom comme si Schoeman souhaitait une intimité protégée doublée d’une certaine austérité dans nos rapports avec son personnage, cet homme va devenir en quelque sorte le témoin de cette vie du bout du monde en un pays neuf. Pays neuf mais où les scléroses d’une micro-société éloignée sont déjà bien présentes. Ceci nous vaut des pages que je trouve d’une totale noirceur, tellement bien évoquées par Karel Schoeman que l’émotion nous gagne alors que tout nous éloigne de ces austères presbytériens et de ces fonctionnaires compassés et dévots.
Versluis à Bloemfontein ne débarque ni au Cap ni à Johannesburg, déjà métropoles en devenir en cette fin de XIXème Siècle. Petite ville administrative Bloemfontein regroupe à quelques encablures du veld, cette âpre lande d’extrême sud, de poussière ou de boue selon la saison, quelques mariages, quelques bals, quelques pique-niques entre gens du même monde. Mais ces gens là ne s’ouvrent pas vraiment, important en Afrique leur rigueur batave. Ainsi Versluis trouvera plus malade que lui, enfin plus avancé sur le chemin bien que plus jeune, Gelmers, un compatriote pour qui il se prend d’inimitié,réciproque. A l’aube de la mort Versluis, commis pas hasard ultime infirmier, saura-t-il tirer profit de la douleur de l’autre, pour entrer en paix dans le royaume d’après?
Un pasteur allemand dévoué mais sceptique, une logeuse accaparante, une jeune femme infirme mais au cœur libre, et quelques pas dans le veld, à ce moment de la vie où tout est, de toute façon, à nouveau autorisé, accompagneront Versluis, venu là pour soigner ses poumons, et qui aura peut-être trouvé, rien n’est moins sûr, la paix de l’âme, in extremis, au bout du monde. Ce monde si fragile qu’il faille passer ainsi d’une vie à l’autre pour en éprouver les fragrances crépusculaires. Versluis l’étranger au pays est enfin arrivé et marche un peu parmi les chétives herbes pierreuses. Karel Schoeman ne nous laisse pas indemne mais toute littérature digne de ce nom n’est-elle pas dans ce cas? On dort un peu moins bien, probablement, après avoir lu « En étrange pays ». Mais la nuit doit être plus palpable.
Critique par Keisha – Fin du 19ème siècle en Afrique du Sud
Karel Schoeman et moi, c’est une belle histoire d’amour qui dure; j’ai hélas maintenant lu tout ce qui est traduit (Retour au pays bien-aimé Cette vie Des voix parmi les ombres La saison des adieux) et il n’y a que de l’excellent (objectivité proche de zéro, mais baste).
Au 19ème siècle, la région de Bloemfontein, dans les terres assez élevées, au climat chaud l’été et froid l’hiver, mais relativement sec, était recommandée aux malades des poumons originaires de l’Europe. A tort ou à raison, peu importe, l’autre alternative étant la Suisse (ou rester mourir chez soi). En 1877 (date devinée grâce à un événement extérieur) y arrive donc, dans l’espoir d’améliorer sa santé, un hollandais plutôt aisé et d’âge mûr. Après des semaines d’un voyage épuisant, il s’installe dans une vie calme, ponctuée de visites dans la communauté hollandaise ou allemande, l’anglaise restant un peu à l’écart. Versluis pense n’être là que de passage; chaleur, poussière et lumière, merveilleusement ressentis, lui pèsent un peu. Les sympathiques mais bruyants Hirsch le prennent sous leur aile, sa logeuse Mme Van der Vliet le couve trop, mais il est surtout attiré par les Scheffler, lui pasteur en interrogation, elle, infirme, aux propos directs et déconcertants.
Dans ce portrait d’une Afrique du sud de première ou seconde génération d’immigrants, les noirs demeurent en arrière plan, juste serviteurs ou ouvriers agricoles. Le rapport à leur ‘nouvelle’ patrie est variable, ceux nés en Allemagne, par exemple, continuent à célébrer l’anniversaire du Kaiser, Versluis ressent le changement dans le parler du hollandais, l’on est à une époque charnière, juste avant la guerre des Boers. Quelle langue parler dans cette communauté issue de plusieurs pays européens? Adèle Schaeffler suggère en passant « une langue qui appartienne à ce pays, comme celle des Noirs ou celle des fermiers. » Doit-on garder des liens forts avec la patrie d’origine ou devenir totalement attaché à un nouveau pays? La question se pose, les réponses sont différentes selon les personnages. (page 194)
L’un des plus beaux moments du roman est la soirée où père et fils Schaeffler jouent du Mozart, pas franchement parfaitement, mais Versluis expérimente que « le temps et l’espace avaient cessé d’exister; les rues désertes de la ville; l’étendue solitaire du veld à la lueur des étoiles; la maison qui attendait avec ses meubles recouverts de housses: tout cela avait disparu dans l’obscurité, au-delà du cercle de la lampe et de la musique qui les enserrait, lui et les autres, tous ensemble. »
« Une grande œuvre d’art ne garde-t-elle pas la même valeur dans tous les temps et dans tous les lieux? »
Les personnages sont connus finement juste par l’observation de leurs gestes et paroles, vus par Versluis, parfois comiques, tels les Hirsch et les Van der Vliet et leur maisonnée, souvent déconcertants pour lui, l’étranger. Comme dans les autres romans de Schoeman, l’extérieur est peu présent, pas expliqué en tout cas, le lecteur est englobé derechef dans un monde à la fois étrange et familier. Ecriture fluide, superbe, précise. Ami lecteur, si tu es encore là, tu sais déjà que ce n’est pas un roman trépidant, mais sache qu’on ne s’y ennuie pas, à condition de prendre son rythme. Il y est question finalement de l’essentiel, la vie, puis la mort.
« Nous sommes tous en train de mourir, si vous y réfléchissez bien, monsieur Versluis; mais il y a différentes cadences, vous avez sans doute assez vécu et vous connaissez sans doute la réalité du monde pour le savoir. Il y a des étapes d’abandon et d’acceptation, et on n’en atteint aucune sans lutter. Accepter l’apparition de la mort; accepter le principe selon lequel on doit mourir aussi; accepter sa propre mort alors qu’elle s’approche – chacune de ces étapes constitue une nouvelle crise, et arrive finalement le moment de mourir, alors la crise de mort est peut-être la plus facile. Mourir n’est vraiment pas difficile, ajouta-t-il pensivement en refermant sa sacoche. Mais accepter l’idée qu’on va mourir, cela implique une lutte, parfois même une lutte qui dure toute la vie. »
Je sais, j’ai bien cassé l’ambiance, mais quel merveilleux roman, à lire absolument!