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Critique par Mapero – Roman anti-Bienveillantes
Grand Prix RTL-LIRE, Grand prix de la francophonie 2008, prix Nessim-Habif (Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique), prix Louis-Guilloux
Les frères Schiller
L’aîné, Rachel (Rachid-Helmut), et le cadet, Malrich (Malek-Ulrich), sont les deux fils d’un homme, Hans Schiller, qui est né en Allemagne, est devenu ingénieur chimiste et S.S., a participé au génocide juif à Auschwitz et d’autres camps, a été exfiltré lors de la débâcle, et via l’Égypte s’est retrouvé instructeur du FLN. La guerre d’indépendance algérienne terminée, il s’est marié en Kabylie, s’est installé dans le village d’Aïn Deb, près de Sétif, mais il a envoyé ses enfants en France pour qu’ils y fassent leurs études, sans leur avoir rien dit de son passé de nazi. L’aîné est à son tour devenu ingénieur, a commencé une carrière dans une multinationale, a épousé Ophélie et le ménage s’est installé dans un pavillon cossu. Le cadet a vivoté entre délinquance et petits boulots, tout en restant hébergé par l’oncle Ali, un vétéran du FLN, au dixième étage d’une HLM déglinguée. Ainsi les deux frères sont-ils voisins mais ne se fréquentent guère.
La quête du père
Le 24 avril 1994, à Aïn Deb, des terroristes islamistes égorgent plusieurs dizaines d’habitants. Hans Schiller et son épouse figurent parmi les victimes. Par le journal télévisé Rachel apprend le drame : bientôt l’ambassade d’Algérie lui confirme la mort de ses parents. Rachel se rend alors sur leur tombe et découvre que son père n’y figure pas sous son nom d’origine « Hans Schiller » mais sous un pseudo, « Hassan dit Si Mourad », comme si en se convertissant à l’islam le père avait voulu masquer le pire de son passé. Dans la petite maison des parents, Rachel découvre une valise pleine de documents éloquents sur ce que faisait son père dans les années 40. C’est un second choc : son père était un criminel, un spécialiste du Zyklon-B, qui avait échappé à la justice ! Rachel est abasourdi : « J’étais comme l’étranger de notre clairvoyant Camus…» Et rien ne sera plus comme avant.
La culpabilité du fils aîné
Rachel, en retournant sur les lieux où son père vécut, et en tentant de retrouver des témoins de son passé de criminel nazi, va peu à peu s’imprégner de sa culpabilité, la transférer sur lui et en tirer des conséquences. On voit ainsi un « beur » qui a parfaitement réussi en France, abandonner tout intérêt pour sa carrière et se plonger, par la lecture et les voyages, dans l’histoire de son père, dans l’histoire du nazisme et du génocide. Sa quête du père le transforme au point que sa femme le quitte, et que son entreprise le licencie. Pour le deuxième anniversaire de la mort de son père, il se suicide au gaz, habillé en déporté, comme on le découvre dès l’incipit.
Peste brune et peste verte
Pour Malrich, l’histoire commence quand il est averti du suicide de son frère. Lui qui fréquentait peu Rachel et Ophélie, lui qui n’a qu’une instruction limitée, il va s’initier peu à peu aux horreurs que son frère avait découvertes et organiser sa conscience politique naissante en fonction de son vécu, jeune homme habitant dans une zone sensible gangrenée par les barbus assimilés, à tort ou à raison, aux islamistes qui ont tué ce père qu’il veut venger. L’assassinat de Nadia par l’émir de la cité l’a profondément choqué et convaincu de l’identité du nazisme et de l’islamisme. Revenu, à son tour, d’un pèlerinage au village d’Aïn Deb, Malrich est maintenant prêt à dénoncer auprès de ses potes la menace des fous d’Allah, l’influence maléfique d’un imam obtus terré dans son bunker, protégé par son émir tueur, prêt à se plaindre de l’abandon de son quartier par la République, des « grands frères » qui ont fait fuir les commerçants et enfermé les filles. Bref un roman politique qui ravirait Fadela Amara et Rachida Dati.
Une suite des « Bienveillantes »?
Hans Schiller et Max Aue, le héros de Jonathan Littell, ont pu échapper à la chute du IIIe Reich. Hans Schiller comme Max Aue réussissent durablement à masquer leur crime et leur culpabilité. Une première grande différence est que dans l’œuvre de Littell les enfants ne sont pas les révélateurs des crimes alors que dans celle de Sansal ce sont les enfants qui dévoilent et assument. Une autre grande différence est que si Max Aue en tant que narrateur ignore tout sentiment de culpabilité, l’aîné des frères Schiller, lui, prend pour lui-même la culpabilité d’un père que l’Histoire n’avait pas pu juger. Aussi Boualem Sansal cite le texte fondateur de Primo Levi, « Si c’est un homme », et s’affirme comme un humaniste alors que l’on a beaucoup reproché l’inverse à Littell, et précisément la fascination du mal. C’est pourquoi je verrais plutôt dans cette œuvre un roman anti-Bienveillantes.
Le journal des frères Schiller
L’espace romanesque de Boualem Sansal, par ailleurs romancier d’une Algérie plongée dans la violence aveugle et le chaos des années 90, est savamment construit en triangle : un village isolé en Algérie, l’Allemagne du génocide des Juifs, et —surtout pour Malrich— une commune de banlieue parisienne. La structure du récit fait s’entrecroiser habilement le journal de l’aîné, témoignage pour l’instruction de son frère, et le journal du cadet, rédigé en écho au premier — un peu comme si ces frères qui n’avaient guère de liens s’étaient rapprochés et avaient dialogué en raison de leur père à la fois assassin et assassiné. Mais s’il y a œuvre littéraire c’est finalement le fait du cadet qui choisit d’entremêler les deux récits et de publier ces confessions dont l’écriture, surtout au début, marque la différence — une différence soulignée par l’alternance des polices de caractères choisies par l’éditeur.
Prix Lire 2008
Critique par Alexandra – Hier, c’est aujourd’hui
L’histoire commence sur les premières lignes du Journal de Malrich, octobre 1996 : «Cela fait six mois que Rachel est mort. Il avait trente-trois ans. Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte.»
J’admire le courage de cet écrivain éclairé
L’auteur, Boualem Sansal, n’est pas qu’algérien de naissance. Il vit là-bas, malgré la colère que provoque son œuvre – interdite – dans son pays. Ingénieur, enseignant, chef d’entreprise puis haut fonctionnaire, il est limogé de son poste en 2003 en raison de ses prises de position critiques sur l’islamisation de l’Algérie. Malgré le boycott des Pays Arabes, il n’a pas hésité à aller au dernier Salon du livre de Paris en Mars 2008, qui avait choisi Israël comme pays invité d’honneur.
J’aime l’angle fraternel de l’approche.
C’est une histoire de familles, comme il en existe tant d’autres. On pourrait imaginer que les histoires sont claires au sein des familles. Et pourtant … A bien des besoins d’explications, peu de transparence et beaucoup d’imagination … Boualem Sansal raconte l’histoire de deux frères, Rachel et Malrich Schiller. Ils sont nés en Algérie. Leur mère est algérienne, leur père est allemand. Un événement tragique, l’assaut du GIA dans le village familial et l’assassinat des parents, va ouvrir la boîte de Pandore … 1994, c’était hier, c’est encore aujourd’hui… Les deux frères ont une petite dizaine d’années d’écart, et leur regard est si différent … L’aîné connaît l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, le second à peine. L’aîné est empreint de réussite scolaire et sociale, le second survit dans la Cité.
J’hésite entre peur et soulagement
L’aîné des fils, obsédé par le passé, répond oui à la question qui le déchire : «Le fils est-il responsable des crimes du père ? Doit-il payer pour lui ?». Le plus jeune est lui obsédé par le présent. Il ignore tout de la Shoah, il comprend vite ses points communs avec les imams du quartier. Il porte un regard lucide sur la banlieue selon lui dans un abandon croissant de la République et livré au fanatisme des islamistes.
Et la comparaison entre le régime nazi et le régime islamiste ne manque (malheureusement) pas de pertinence.
La Shoah. « En quatre petites années, un million trois cent mille hommes, femmes et enfants, dont quatre-vingt-dix pour cent de juifs, ont été traités dans ses fours, soit une petite moyenne de mille âmes par jour. Ca fait bien un village qui disparaît de la carte, maison par maison, famille par famille, entre l’aube et le crépuscule. »
Le GIA fait disparaître des villages de la carte en Algérie. « Le pays est fermé comme un coffre et le mobile est le même : plus les gens sont pauvres, racistes et pleins de colère, plus facilement on les dirige. Ce n’est pas avec des gens éclairés qu’on commet des massacres, il faut de la haine, de l’aveuglement et un bon réflexe de démagogie. »
Citoyens, nous rêvons que la connaissance des événements de l’Histoire nous protège. Au chaud dans notre Occident, Boualem Sansal vient nous dire notre aveuglement naïf, il vient nous rappeler que la différence entre hier et demain c’est le jour d’aujourd’hui, on ne sait pas comment il va finir.
Roman initiatique d’un adolescent des cités d’aujourd’hui et manifeste politique, « Le village de l’allemand » est déchirant de précisions, sur le temps d’aujourd’hui au regard du temps d’hier. L’avenir envisagé n’a rien de reluisant, et la démonstration factuelle nous invite à d’infinies prudences, à de grandes réflexions et à une seule question : mais que font nos politiques pour oeuvrer pour la paix ? Que faisons-nous pour cultiver et enrichir notre Humanité ?
Pour prolonger l’utilisation de la peur et de la bêtise, je pense au remarquable roman de Philippe Claudel, » Le rapport de Brodeck » (note sur ce site). Et sur l’indéchiffrable entêtement des hommes à se tuer pour défendre ses convictions plutôt qu’à les comprendre, j’ai pensé à la lumineuse lecture des travaux de Clare W. Graves, « La Spirale de l’évolution ».
A noter que cet ouvrage a obtenu le Grand Prix du roman de la Société des gens de lettres 2008, le Grand Prix RTL-Lire 2008, le Grand prix de la Francophonie 2008, le Prix Nessim Habif (Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique) et le prix Louis Guilloux.
Critique par Alianna – Coup de chapeau à l’auteur
Malrich Schiller, fils d’un Allemand et d’une Algérienne, né dans un village aux fins fonds de l’Algérie, vit dans une « cité » classée ZUS-1 (« zone urbaine sensible de 1ère catégorie »). Il tombe des nues un jour en apprenant le suicide de son frère aîné Rachel (contraction de Rachid+Helmut!) qui s’en était pourtant sorti. Comprenez : sorti de la cité, bel emploi, belle femme (française), une petite maison… Une fois l’enquête de police close, le commissaire du quartier remet à Malrich le journal de Rachel. Et c’est le deuxième choc : « Dès que j’ai commencé à lire, j’avais envie de hurler. »
Malrich comprend très vite que l’histoire que Rachel raconte dans son journal est aussi sa propre histoire, l’histoire de sa famille, le passé de son père. D’emblée, Malrich est conscient qu’il devra suivre la même voie que son frère, se poser les mêmes questions tout en essayant de survivre là où son frère a échoué. Nous ne sommes qu’à trois pages du début du roman!
Nous apprenons par le journal de Rachel que les parents (qui étaient restés au pays) ont été massacrés par des combattants du GIA, en 1994, là-bas à Ain Deb, en Algérie. Ressentant le besoin de se recueillir sur leur tombe, Rachel s’y rend pour découvrir que son père était devenu un notable estimé du village ; qu’il s’était converti à l’Islam et avait pris la nationalité algérienne ; qu’il avait participé à la guerre de libération aux côtés de Boumediene. Or, Rachel trouve dans la maison parentale une vieille valise remplie de documents concernant la « première vie » de son père qui ne laissent aucun doute : son père était un ancien officier SS, un criminel de guerre maintes fois décoré pour sa contribution non négligeable à l’extermination des Juifs!
La vie de Rachel bascule. Désormais, il mettra tout en œuvre pour faire la lumière. Il veut tout savoir. Tout, jusqu’aux détails les plus macabres et les plus douloureux! L’Holocauste deviendra son obsession, et sa vie une descente aux enfers jusqu’au geste final par lequel il pense payer pour son père et ses victimes…
Certes, l’histoire de l’ancien nazi, la question de la culpabilité des enfants, tout cela n’est guère nouveau. Pourtant, pour moi, ce livre-ci relève du brulot. Non seulement il est écrit par un Algérien, résidant en Algérie (le livre y est interdit, d’ailleurs, d’après ce que j’ai pu apprendre), et l’on ne peut pas dire que les livres sur la Shoa écrits par des Arabes musulmans soient légion…!!! Mais cela ne s’arrête pas là. L’Algérie, son gouvernement, ses gouvernements successifs, en prennent pour leur grade : pour avoir accueilli d’anciens nazis comme conseillers militaires ; pour ses méthodes policières comparables à celles de la Gestapo (p. 197 ; 251) ou ses manipulations opaques (qui a tué les parents de Rachid? Le GIA ou le gouvernement????…), les jeunesse du FLN devenant les « Flnjugends » (p. 191)… Et ce n’est toujours pas tout! Car l’auteur n’a pas peur de s’attaquer à ce qui peut devenir dangereux pour sa propre personne (les exemples ne manquent pas): les islamistes, et « l’islamisation » des cités en France… Quand Malrich renvoie dos à dos « peste brune » et « peste verte » et qu’il statue que « l’islamisme et le nazisme c’était du pareil au même », décrivant le climat de peur et de suspicion qui règne dans « sa » cité sous haute-surveillance (religieuse et non pas policière!), je prends peur, me disant (avec l’auteur) qu’il faudrait peut-être agir tant qu’il est encore temps, mais n’ayant pas la solution au problème, il ne me reste qu’à murmurer tout bas que ce livre n’est décidément pas à mettre dans la main de quelqu’un d’extrême-droite!!!
Renseignement pris sur l’auteur, je dois ajouter que ce roman n’est pas sa première attaque en règle contre le gouvernement algérien, contre les islamistes… au contraire… il a du cran, Monsieur Sansal, chapeau!
Critique par Sibylline – Janus
A la lecture de ce très beau roman, on réalise totalement que Boualem Sansal a voulu faire œuvre militante active autant qu’œuvre littéraire. Il a réussi les deux. Il nous livre un texte superbe bien que très accessible, qui sait donner vie, épaisseur et réalité à ses personnages, aux lieux et aux mondes auxquels il nous donne accès. Il a su aussi bien attirer notre regard sur les dangers de la diffusion de l’islamisme dans les banlieues. N’oublions pas que ce roman est paru en 2008. On n’en était pas encore où l’on en est aujourd’hui et c’est d’un œil incrédule que certains, confortablement installés loin de là, on lu ses descriptions. Souvent, ils ne s’en sont pas vraiment inquiétés. L’Histoire leur a donné tort. Sansal, lui, ne s’y était jamais trompé, il avait flairé la Bête dès ses premiers mouvements, et il tenait à nous la faire découvrir aussi.
Tel un Janus moderne, biface, il observe et montre également la passé (nazisme) et le futur (islamisme intégriste) soulignant tous les parallèles indéniables, non dans la doctrine, mais dans le modus operandi et le résultat mortifère. On pourrait considérer que le journal intime de Rachel regarde le nazisme et celui de son cadet, l’intégrisme. C’est bien le même mal assassin qui nous menace et c’est bien le même aveuglement, ou le même déni, qui lui permet de croitre. Sansal met le doigt dessus. Il nous montre un pouvoir français qui laisse faire, sans doute parce qu’il est persuadé que, si cela prenait trop d’ampleur, il n’aurait pas de mal à rétablir l’ordre ; et d’autant moins de mal qu’il aura longtemps observé… Est-ce si sûr ? L’auteur pose la question, avec son commissaire. En attendant, le peuple des cités souffre, en particulier les femmes, et n’est pas protégé comme il en aurait le droit.
On a coutume de dire (à juste titre, je pense) qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, il n’en est pas de même avec de grandes convictions et avec les cris d’alarme. C’est même tout le contraire. Pensez au nombre de chef-d’œuvres qui rentrent dans cette catégorie. Eh bien, en voilà un de plus. Il faut lire « Le village » non pas parce qu’il vous parle de notre passé (quoique…le pouvoir de la gestion industrielle de la mort ne m’avait encore jamais frappée à ce point) mais parce qu’il nous dit : Attention ! Ces gens gagnent en puissance.